samedi 3 août 2024

Alexandre Zinoviev - La zinoviega 6/6

 Chapitre extrait de « Les confessions d’un homme en trop » par Alexandre Zinoviev, éditions Olivier Orban, 1990, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. Réédité chez Gallimard dans la collection folio/actuel en octobre 1991.

 La zinoviega

 Je suivais tous ces principes dans ma vie quotidienne. Pris séparément, aucun d'entre eux ne me distinguait aux yeux des autres. Mais un comportement systématique, se manifestant à travers tous mes actes, ne pouvait échapper à l'attention de mon entourage. Certains de mes principes trouvèrent son entière approbation. Je n'entrais en concurrence avec personne pour obtenir un logement, une prime ou monter en grade. Je n'acceptais pas d'honoraires pour mes ouvrages scientifiques écrits en dehors du plan de recherche. J'étais en bons termes avec tout le monde. Je participais aux soirées entre amis. Je ne jouais de mauvais tour à personne, je n'étais pas un lèche-bottes, n’écrivais pas de délations. Je faisais volontiers des sacrifices en faveur d'autrui. J'aidais mes proches et tous ceux qui demandaient mon aide. Je ne buvais plus, mais je participais volontiers aux beuveries, allant même jusqu'à verser mon écot. Je prenais la défense de ceux que l'on outrageait à tort. J'étais un interlocuteur consommé et savais écouter les autres. Un tel comportement me valait bonne réputation et provoquait le respect de mon entourage. J'avais suffisamment de biens matériels et n'aspirais pas à en avoir davantage. J'avais un cercle de connaissances étendu. J'avais des disciples et des élèves. J'avais un accès illimité aux richesses de la culture. J'étais en bonne santé, gai, entouré d'attentions. Il semblait que mon idéal de l'homme-Etat était proche de sa réalisation.

Mais la dialectique de la vie réelle vint dire son mot fatal : plus mon idéal s'approchait de son accomplissement, et plus il devenait vulnérable aux attaques de l'extérieur.

fin du chapitre

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vendredi 2 août 2024

Alexandre Zinoviev - La zinoviega 5/6

 Chapitre extrait de « Les confessions d’un homme en trop » par Alexandre Zinoviev, éditions Olivier Orban, 1990, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. Réédité chez Gallimard dans la collection folio/actuel en octobre 1991.

 La zinoviega

L'homme est seul. C'est son état le plus pénible. La vie est ainsi faite que les contacts avec autrui ne sont qu'extérieurs et fortuits, sans pénétration mutuelle des âmes. On peut supporter toutes les souffrances, sauf la solitude. Il n'y a pas de remède contre elle, pas d'exercices qui aident à la surmonter. Une de ses formes est particulièrement grave : c'est l'état d'un homme entouré de gens, libre dans le choix de ses connaissances, mais qui ne trouve personne qui lui soit proche. La solitude de l'homme au milieu de la foule est horrible. L'homme vit en permanence dans l'attente de sa fin. Pas d'espoir, pas de lumière à l’horizon. Mon système apprend à l'homme à éviter une telle expérience. C'est une prophylaxie de la solitude ou, plus exactement, une préparation à la solitude en tant que bilan inévitable d'une vie. Il apprend à l'affronter armé de pied en cap et à l'accueillir comme état qui possède ses propres mérites : indépendance, insouciance, loisir de contemplation, mépris des pertes, aptitude à mourir.

Il faut être toujours prêt à mourir. Il faut vivre chaque jour comme s'il était le dernier. Essaie d'achever ta vie de sorte qu'il ne reste rien après ta mort. Un petit héritage provoque moqueries et mépris. Un gros engendre méchanceté et animosité des héritiers. Tu es venu au monde sans y être appelé et tu partiras sans que l'on te pleure. N'envie pas ceux qui restent : ils partageront le même sort, nous partirons tous, tôt ou tard, et personne, jamais, ne saura ce que nous étions. Mieux vaut mourir encore en bonne santé que plus tard malade. Les faibles s'accrochent à la vie. Les forts sont plus facilement prêts à s'en séparer. Mieux vaut mourir sans en être averti, soudainement, que regardant la mort en face et lentement. Heureux ceux qui sont tués dans le dos !

à suivre

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jeudi 1 août 2024

Alexandre Zinoviev - La zinoviega 4/6

 Chapitre extrait de « Les confessions d’un homme en trop » par Alexandre Zinoviev, éditions Olivier Orban, 1990, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. Réédité chez Gallimard dans la collection folio/actuel en octobre 1991.

 La zinoviega

Aie de la retenue à l'égard des femmes. Si tu peux éviter une liaison, évite-la. Ne cède pas à la licence sexuelle généralisée. Garde une attitude romantique envers l'amour malgré la trivialité de la réalité. Evite la vulgarité, la frivolité, le cynisme, le langage ordurier. La pudeur et la pureté donnent incomparablement plus de jouissances que les vilenies et les vices.

Méprise tes ennemis. Fais semblant de ne pas remarquer leur existence : ils ne sont pas dignes de ta lutte contre eux. Mais ne les aime en aucun cas. Ils ne sont pas dignes de ton amour, non plus. Evite d'être leur victime. Evite aussi qu'ils soient les tiennes. Ne les personnifie pas. Considères-tu comme tes ennemis les mouches ou les moustiques qui te piquent ? Vois en tes ennemis des mouches et des moustiques, des bactéries et des vers de terre.

Sois un travailleur consciencieux et professionnel. Sois à la hauteur de la culture de ton temps. Cela te protège dans une certaine mesure et te donnera le sentiment intérieur d'avoir raison. Quant aux unions de toutes sortes et aux actions collectives, évite-les. N'adhère pas aux partis ou aux sectes.

Sois membre de la collectivité sans t'impliquer en elle. Ne participe pas aux intrigues ni à la diffusion de rumeurs et de calomnies. Essaie d'occuper une place indépendante, sans enfreindre tes principes. Ne fais pas carrière. Si elle se fait malgré toi, arrête-la, car elle détruira ton âme.

Dans la création, ce n'est pas le succès, mais le résultat qui importe. Si tu sens que tu n'es pas capable de créer quelque chose de nouveau, d'important, cherche une autre application de tes forces. Ne cède pas aux opinions de masse ni aux goûts et modes de masse. Forge tes propres goûts et opinions.

Ne fais rien d'illégal. Ne participe pas aux jeux et spectacles du pouvoir. Ignore le côté officiel des choses. N'entre pas en conflit avec les autorités mais ne leur cède pas non plus. Ne déifie le pouvoir en aucun cas. Les autorités ne sont pas dignes de confiance, même quand elles s'efforcent de dire la vérité et de faire le bien. Leur nature sociale les pousse fatalement à mentir et à faire le mal. Ignore l'idéologie officielle. Toute attention pour elle la renforce.

Ne sois pas malade. Guéris-toi toi-même. Evite médecins et médicaments. Fais régulièrement de la gymnastique, mais avec modération. L'excès y est aussi nuisible que le manque. Le mieux, c'est d'élaborer un système d'exercices que tu puisses faire à tout moment et dans n'importe quelles conditions. Fais ces exercices-là chaque jour. Si tu veux garder ton corps jeune, soucie-toi de la jeunesse d'esprit. On peut retarder le vieillissement physique jusqu'aux ultimes années de sa vie. Et on peut garder la jeunesse de l'esprit jusqu'à la dernière seconde. On peut construire sa vie de telle façon que le vieillissement physique arrive comme un phénomène naturel, sans provoquer l'effroi de la vieillesse et de la mort. Ce qui importe n'est pas le nombre d'années vécues mais la sensation de vivre une longue vie. Seule la vie intérieure riche donne la sensation d'une longue vie biologique.

à suivre

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mercredi 31 juillet 2024

Alexandre Zinoviev - La zinoviega 3/6

 Chapitre extrait de « Les confessions d’un homme en trop » par Alexandre Zinoviev, éditions Olivier Orban, 1990, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. Réédité chez Gallimard dans la collection folio/actuel en octobre 1991.

  La zinoviega

N'agis pas au nom des autres. Pense aux conséquences de tes actes pour les autres : tu en es responsable. Les bonnes intentions ne justifient pas les mauvaises conséquences de tes actes, de même les bonnes conséquences ne justifient pas les intentions mauvaises.

Le corps est  rongé  par des  microbes invisibles. L'âme est rongée par de menus soucis et émotions. Ne permets pas aux vétilles de la vie de s'emparer de ton âme.

Ne compte jamais sur l'appréciation objective de tes actes : elle n'existe pas. Les gens jugent ton comportement selon leurs intérêts et leur vision du monde. Les gens sont différents. Le même acte peut être bon pour les uns et mauvais pour les autres. Lorsqu'ils jugent les actes d'autrui, les gens ne sont jamais au courant de toutes les circonstances. N'oublie pas qu'il existe aussi des mensonges et des calomnies prémédités et que les gens ont tendance à idéaliser leurs idoles. Sache donc que tu vis et mourras incompris des autres. C'est la loi générale. Et toutes les « injustices » qu'on t'aura faites seront corrigées par la mort et l'oubli.

L'homme qui n'a aucun contrôle intérieur et extérieur de son comportement est capable de bassesse envers son prochain. Il n'est limité que par les autres. Par des efforts communs, les gens inventent des systèmes de limites sous forme de coutumes, du droit, de la religion et de la morale. Mais ces limites ne sont jamais absolues.

Au cœur du meilleur des hommes, il y a toujours un salaud qui peut remonter à la surface si le contrôle intérieur ou extérieur s'affaiblit. On ne peut donc se confier à personne. On peut toujours te tromper ou te jouer un mauvais tour. Cela concerne surtout tes proches : ils peuvent t'assener des coups particulièrement durs car tu ne t'y attends pas. Les ennemis de l'homme, disait Jésus, sont ses proches.

On ne peut se contenter de faire confiance aux gens. Il faut les placer dans des conditions telles qu'ils feront ce dont tu as besoin, non pour toi mais pour eux-mêmes. Evite les situations où tu risques d'être trompé. Attache-toi avec modération aux autres pour que la désillusion ne soit pas catastrophique.

à suivre

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mardi 30 juillet 2024

Alexandre Zinoviev - La zinoviega 2/6

Chapitre extrait de « Les confessions d’un homme en trop » par Alexandre Zinoviev, éditions Olivier Orban, 1990, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. Réédité chez Gallimard dans la collection folio/actuel en octobre 1991.

 La zinoviega

 L'aspiration aux plaisirs est une maladie typique de notre temps. Résiste à ce fléau et tu comprendras que la vraie jouissance se trouve dans le simple fait de vivre. Pour cela, il faut de la simplicité, de la clarté, de la modération et de la santé morale, qualités les plus simples qui deviennent rarissimes à notre époque. Pour la plupart des Soviétiques, la vie quotidienne indigente et la pénurie de tout ce qui fait plaisir est une réalité incontournable. Il faut penser à s'accommoder à cette vie et à trouver des compensations. Le seul moyen pour cela (si l'objectif de l'existence n'est pas la lutte pour le bien-être matériel) est de développer la spiritualité et les échanges spirituels. C'est vrai que l'homme aspire au bonheur. Mais le bonheur sans bornes et hors de tout contrôle de soi n'existe pas. Le bonheur ne peut être que la récompense de la modération et le résultat du contrôle de soi. Si tu te limites dans la vie quotidienne, ton ego se tournera vers un autre horizon. Ce n’est que là que le bonheur est possible. Autrement, ce n’est qu’une brève et éphémère illusion. La satisfaction naît de la victoire sur les circonstances. Mais le bonheur est le résultat de la victoire sur soi-même.

Je reconnais dans chaque être un Etat souverain, comme moi-même, indépendamment de sa situation sociale, de son âge, de son sexe ou de son niveau d'éducation. Mon attitude à l'égard des gens ne dépend ni de leur rang, ni de leur richesse, ni de leur notoriété, ni de leur utilité pour moi. Ce qui m'importe, c'est le degré de développement de leur âme et de leur personnalité.

J'adopte donc les principes suivants : Préserve ta dignité. Tiens-toi à distance des autres. Garde un comportement indépendant. Sois respectueux envers les autres et tolérant pour leurs faiblesses. Ne t'abaisse pas, ne fais pas de la lèche, quoi qu'il puisse t'en coûter. Ne traite personne de haut, même les nullités qui ne mériteraient que mépris. Appelle le génie, génie et le héros, héros. Ne magnifie pas les hommes de rien. Ne te rapproche pas des carriéristes, des intrigants, des calomniateurs et autres gens de peu. Discute, mais ne dispute pas. Parle, mais ne pérore pas. Explique, mais ne fais pas la propagande. Ne réponds pas si l'on ne te l'a pas demandé. Si on le fait, ne réponds que sur la question posée. N'attire pas l'attention. Si tu peux te passer de l'aide d'autrui, fais-le. N'impose pas ton aide. N'aie pas de relations trop proches avec les gens. Ne tente pas de pénétrer dans l'âme d'autrui et ne laisse personne pénétrer dans la tienne. Promets si tu es sûr de pouvoir tenir ta promesse. Si tu as promis, tiens ta promesse à tout prix. N'échafaude ni intrigues ni ruses. Ne sermonne pas. Ne te réjouis pas des malheurs d'autrui. Dans la lutte, donne l'avantage à l'adversaire. Ne crée d'obstacles à personne. Ne fais ni compétition ni concurrence. Choisis le chemin qui est libre ou que les autres n'empruntent pas. Avance le plus loin possible sur ce chemin. Et si d'autres empruntent la même voie, abandonne-la : pour toi, c'est une fausse direction. La vérité n'est exprimée que par les solitaires. Si de nombreuses personnes partagent tes convictions, cela signifie qu'il y a dedans un mensonge idéologique qui les arrange. Si tu as à choisir entre « être » et « paraître », donne la préférence au premier. Ne cède pas à l'ivresse de la gloire ou de la notoriété. Il vaut mieux être sous-estimé que surestimé. Rappelle-toi qui te juge et qui t'apprécie. Mieux vaut avoir un seul admirateur sincère et à ta hauteur que des milliers de faux adulateurs.

Ne force pas les autres. Contraindre les autres n'est pas une marque de volonté. Seule la contrainte de soi-même l'est. Mais ne permets pas aux autres de te contraindre. Résiste à la force supérieure par tous les moyens.

Accuse-toi de tout. Si tes enfants ont grandi cruels, c'est toi qui les as élevés ainsi. Si ton ami t'a trahi, c'est toi qui es coupable de t'être confié à lui. Si ta femme t’a trompé, c'est toi qui as rendu possible son infidélité.

Si le pouvoir t'opprime, tu es coupable d'avoir contribué à sa puissance.

à suivre

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lundi 29 juillet 2024

Alexandre Zinoviev - La zinoviega 1/6

 Chapitre extrait de « Les confessions d’un homme en trop » par Alexandre Zinoviev, éditions Olivier Orban, 1990, traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. Réédité chez Gallimard dans la collection folio/actuel en octobre 1991.

 La zinoviega

 Ce qui précède concernait l'aspect intellectuel de mon Etat. Pour l'aspect extérieur, je me suis bâti un système de règles du comportement. Mes élèves, en plaisantant, ont appelé ce système la « zinoviega ».

J'ai créé la zinoviega pour mon usage personnel. Il m’arrivait parfois d'en parler à mes amis. Généralement, cela provoquait des rires, mais quelques-uns de mes interlocuteurs l'ont prise au sérieux et se sont même mis à la pratiquer. J'ai exposé certains de ses .éléments dans plusieurs de mes livres. Dans Va au Golgotha, je l'ai appelé le « laptisme » ou l'« ivanisme » du nom de mon héros, Ivan Laptev. Naturellement, mon enseignement y est exposé sous une forme littéraire et avec de nombreuses additions qui ne faisaient pas partie de ma doctrine personnelle.

Ma zinoviega ressemble aux formes connues de certaines religions, christianisme et bouddhisme surtout, sauf qu'elle a été conçue pour un homme cultivé de la seconde moitié du xx° siècle qui a grandi dans une société athée. En outre, elle n'était pas destinée à justifier le repli sur soi-même. Elle est à l'usage d'un homme qui vit normalement dans la société soviétique et se trouve obligé de travailler au sein d'un collectif, de remplir les obligations de son service et ses devoirs sociaux, d'avoir des confrontations avec ses supérieurs, d'utiliser les transports en commun, de faire des queues et d'avoir des relations de famille et des amis. Mon héros littéraire Ivan Laptev définit ainsi la zinoviega : comment être saint sans se priver de la vie pécheresse, comment vivre dans le marécage de notre société de telle sorte qu'elle recule à l'arrière-plan de votre conscience et qu'au premier plan apparaisse notre monde intérieur avec ses propres critères et valeurs qui trouveraient leur concrétisation dans nos actes.

Voici quelques principes de ma zinoviega :

Je rejette l'aspiration au bien-être matériel mais je n’en fais pas un refus catégorique. La société contemporaine abonde de séductions. Mais elle crée simultanément la possibilité de se contenter de peu et d'avoir tout sans posséder rien.

Mieux vaut ne rien avoir que de perdre tout. Il faut instruire sa vie de telle façon que l'on puisse avoir sans posséder. Apprends à perdre. Apprends à justifier ta perte et à trouver une compensation. N'achète pas ce dont tu peux te passer.

à suivre

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