Une lettre et un poème de Thomas Suel
Tiens, le ciel est bleu. Comme
quoi...
Bonjour à toutes et tous,
Je vous écris du bas côté, ça fait longtemps. Depuis, une rentrée a eu lieu mais je ne l'ai pas faite. Étant données les dernières pluies, je ne le regrette pas. Grâce au passe sanitaire, il ne pleut plus dans ma salle de bain dont j'ai refait le toit. Cela dit je n'ai pas encore posé les rives. Ah les rives...
J'espère que pour vous ce n'est pas trop dur. Choisir la juste voie dans les brouillards et les remugles n'est pas un défi facile. Aujourd'hui il se pose de manière plus aiguë mais dans le fond tout cela n'est pas très nouveau. En ces heures de dissensus et de cœurs et allants contrariés, on s'accordera peut-être au moins sur le fait que le trouble s'épaissit et qu'y courir à l'aveuglette n'est sans doute pas très salutaire.
En ce qui me concerne, j'ai choisi d'accueillir le désarroi et de laisser aller le temps de la façon la plus nue possible. Plutôt que de foncer dans la nuit jusqu'à ce que le mur nous écrase, j'ai lâché les pédales et laissé le moteur refroidir. J'ai fait un pas de côté, laissé les empressés passer, tourné le dos aux portiques et donné des gages au silence. Je ne sais pas si ça ramène à l'essentiel, en tous les cas ça améliore mon bilan carbone et contrairement à ce que certains échos véhiculent, ça ne fait de tort à personne.
Surtout, ça laisse entrevoir que nos soucis ne sont pas
nouveaux, qu'importe le nom qu'on leur donne. La mort mordant la
vie, la vie mordant la mort ce n'est pas nouveau. La peur,
l'injustice, le vacarme, les précipitations non plus. L'humanité
effrénée dévalant dans la vitesse pour mieux ne pas voir tout ce
qu'elle empoisonne, ça fait longtemps maintenant. Et le Sud
étrillé par le Nord, ça fait plus longtemps encore. Quant aux
vagues avalant celles et ceux qui rêvent un horizon meilleur...
J'avoue qu'à la rentrée, naïvement j'ai cru que beaucoup
d'entre nous s'arrêteraient ou oseraient au moins questionner la
regrettable patte d'oie qui nous est imposée. Je ne pensais pas
qu'une maladie parmi d'autres pourrait écrabouiller tant de
questions et j'espérais que la vraie nouveauté de l'époque,
appelons cela le suicide de l'espèce, dont le pouvoir se
contrefiche, serait pour beaucoup le critère pour décider de ne
plus suivre un monde qui court à sa perte. Force est de
constater que je me suis trompé (et ce n'est pas la dernière
fois !). Apparemment l'essentiel est avant tout de continuer,
relancer, avancer. Comme disait l'autre "notre mode de vie n'est
pas négociable". En ce qui me concerne, je ne comprends pas où
ça veut aller tout ça, pourquoi faut-il sans cesse que le monde
s'enlaidisse et que toutes et tous suivent en silence des
capitaines dont la seule philosophie est de multiplier chiffres
et machines pour s'acheter une douzième piscine. Etait-ce bien
la peine d'inventer le progrès si c'est pour en faire un diktat
et un tel gâchis ?
Cela dit, ne vous méprenez pas, je n'ai pas de leçon à donner. Je voulais juste témoigner de ce que vous savez déjà, il y a des chemins sur le côté. Ils vont peut-être aussi dans le mur mais ils sont plus doux à arpenter.
Je vous écris depuis des années pour vous inviter ici ou là,
cette fois je n'ai pas de rendez-vous à annoncer, j'ai suspendu
toutes mes activités publiques officielles pour une durée
indéterminée. J'aurais dû être en ce moment dans un tunnel de
boulot pour présenter [vwala] qui était prévu à Culture Commune
dans quelques jours, j'essayais d'y articuler les pans de sens
que je balbutie mais il m'est impossible de faire de la poésie
là où quiconque n'est pas libre d'aller. Pour autant je reste
ami de cette folle espèce dont nous sommes et j'espère qu'entre
les brouillards et les câbles entremêlés, nous ne perdrons pas
de vue la douceur et l'art de la partager.
Bon allez, si vous êtes encore là, je vous salue et vous
embrasse, vous souhaite l'hiver le plus serein possible et vous
offre un vague poème qui résume un peu ce message, il y flotte
un air de tristesse - on fait ce qu'on peut avec le temps- mais
ça n'efface pas la lumière, bien au contraire. A bientôt
peut-être, ici ou là, entre sol et ciel. Sachez en tous les cas
qu'ici, la porte reste ouverte.
Amicalement,
à la rentrée, je suis resté sur le côté
la voiture est partie sans moi
je me retrouve avec les herbes
loin de vos [vwa]
mon cœur cherche l’appui des arbres
la route est pleine de buée
de temps en temps le soleil passe
je vous imagine en vos vallées
je ne sais où s’en est allée
l’évidence où je nous aimais
je suis resté sur le côté
la voiture est partie sans moi
je me retrouve avec les herbes
loin de vos [vwa]
à droite à gauche courent les câbles
une alouette les ignore
le cul posé sur une borne
j’essaie de me relier
je n’ai pas voulu vous quitter
je ne pouvais pas vous suivre
j’espère que de là où vous allez
nous pourrons un jour revenir
je suis resté sur le côté
la voiture est partie sans moi
je me retrouve avec les herbes
loin de vos [vwa]
je n’ai pas voulu vous quitter
le cul posé sur une borne
j’aspire à nous retrouver
Libellés : Actualité, Invité du Silo, Poésie, Thomas Suel
2 Comments:
Bonjour Thomas,
Merci pour cette lettre.
Je fais un pas de côté moi aussi mais de l'autre côté. Mais l'important c'est que nous puissions nous écouter et nous parler. Je ne suis qu'une aide soignante du temps passé. Portez vous bien.
N. Bailleul
Merci N. pour ce commentaire. Je ferai suivre à Thomas qui n'est pas sur les réseaux sociaux...
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