vendredi 23 décembre 2005

Signatures (un poème de John Beynon)

un poème de John Beynon


Il n’avait jamais été du genre
A bricoler dans la maison,
Satisfait de vivre avec
Des portes qui coincent, des robinets qui gouttent,
Des rayonnages prêts à s’écrouler,
Travail bâclé, sans goût...
Même la peinture, c’était mal fait,
Il claquait ça méchamment
A la va-vite,
M’envoyant promener avec brusquerie
Quand j’essayais de proposer mon aide.

« Ton père est un bon à rien »,
Répétait-elle sans arrêt,
« Il ne sera jamais sérieux.
Quoique tu fasses dans la vie
J’espère bien que tu ne tourneras pas comme lui !
Plus vite il fait son paquetage
Pour reprendre la mer
Et plus il est content ! C’est un incapable ! »
Et alors elle ajoutait en souriant :
« Je veux qu’en grandissant, tu deviennes adroit de tes mains,
Que tu saches faire des choses comme le papa de John Chalk. »

Pourtant, comme j’attendais
Ses retours tapageurs,
Souvent au beau milieu de la nuit,
Annoncés des mois à l’avance par une carte postale
Constellée de timbres brillants aux formes bizarres
Affranchie quelque part entre Lima et Zanzibar,
Avec toujours une variation subtile
Du même message sybillin :
« Arrive Liverpool
Mi-décembre. N’oubliez pas !
Pense à vous tous. WAL »

Une fois il avait promis un cerf-volant,
Une énorme tête de Dieu-Empereur
Avec une queue de dragon qui en s’envolant
Aurait déchiré l’éther.
Mais on ne vit rien venir
Ni Lord Chesterfield, ni Gosse
Avec un plein magasin d’aphorismes
Pour guider sa progéniture,
Ni déstructurateur du sexe,
Rien qu’un type soûl perdu à Yokohama
Et qui, au moment d’embarquer
Entendant le faible murmure de la fibre paternelle,
Vidait maladroitement la monnaie de ses poches,
Pour acheter en vitesse une bricole,
Et reprenait ensuite d’une démarche d’ivrogne
L’escalade de l’appontement ondulant...
C’est comme ça que je suis devenu
Le seul gamin du Pays de Galles
A recevoir en guise de cadeau de Noël
Un service à thé japonais,
Les tasses festonnées fragiles comme des feuilles d’automne,
Les soucoupes fines comme des hosties,

Et dont je découvris par accident,
Qu’en les retournant
Et en les tenant dans la lumière sous un certain angle,
Elles montraient à leur base en forme de pièce
La minuscule figurine monochrome
d’une geisha nue.
Du jour au lendemain je devins
Le gosse le plus populaire de la classe.
Ça la déroutait, le fait que
Tant de gamins de 10 ans aient pu acquérir d’un coup
Une soif inextinguible d’Earl Grey !

Après une quinzaine cloîtré à terre,
Dans une maison anormalement imprégnée
D’alcool et de fumée de tabac,
Il était plus que prêt à mettre les voiles,
Arpentant d’un air morose le jardin de derrière
En inspectant le ciel,
Tapotant sur le baromètre,
Ou observant avec ses jumelles de la Royal Navy
L’état exact de la marée
Calculé d’après les épontilles
De la jetée tribord...

Ou bien il improvisait sur le piano délabré
Un pot-pourri de ses airs préférés,
Mes mains chevauchant gaiement
Le dos des siennes, qui,
Enormes, chaudes et racornies
Massacraient en rythme
D’abord Gershwyn, puis Cole Porter,
Syncopaient avec désespoir Noël Coward
Et le pauvre Irving Berlin,
Et terminaient toujours avec Scott Joplin
Asséné jusqu’à ce que les marteaux souffrent.

Des jours avant qu’il s’en aille
Tous les outils avaient été jetés sur le côté
Abandonnés à la mousse et à la rouille,
Piégés dans un désordre de câbles :
Après son départ
Avec l’ultime claquement de la porte d’entrée,
L’adieu odorant de sa dernière cigarette
Tapissait encore un coin du vestibule,
Elle appelait le papa de John Chalk
Pour qu’il termine tout ce qu’il avait laissé inachevé

Et l’air crâne, la tête enturbannée, dans le style de la guerre,
Elle commençait à faire le ménage et les poussières
Jusqu’à ce que toutes les traces de sa permission à terre aient été effacées,
Les fenêtres à l’étage grandes ouvertes,
Les draps amidonnés claquant sur la corde,
Le couvercle du piano convalescent
Solidement fermé et solidement bouclé,
Ses livres cornés de mots croisés pas terminés
Ficelés ensemble pour la prochaine collecte des ordures,
Les parfums mélangés de son encaustique et du bois fraîchement scié
Se renforçaient chaque jour de plus en plus doux...

Dix ans après sa mort
Je m’abîmais encore les poignets
En exorcisant sa force furieuse
A travers des vis et des écrous foirés,
Mais après la rénovation
Toiture, parquets et fenêtres neufs,
Les murs fraîchement refaits,
Tout finalement en bon ordre
Rien ne restait de ses bricolages anarchiques,
Du moins je le pensais,
Jusqu’à ce week-end à la maison

Où elle me demanda de réparer
Une vitre branlante dans la remise
Fermée comme un confessionnal :
« C’est ton père qui y a touché en dernier ! »
Me prévint-elle, leur bataille de toute une vie maintenant réduite
A un hochement résigné de la tête.
J’extirpai du buffet
Ce que je trouvai de plus aiguisé
Et commençai à enlever en creusant
Le mastic craquelé et boursouflé
Quand, avec un brusque

Soubresaut de surprise je vis
A la base de la vitre
Les empreintes moulées de ses doigts nerveux
Là où des deux mains
Il l’avait en vitesse plaquée fermement
Impatient d’être ailleurs, en ce lointain matin :
Ni Tea For Two,
Ni Old Man River,
Ni Mad Dogs And Englishmen,
Ni Le Soleil Se Levant Comme Le Tonnerre
De La Chine A Travers La Baie

Alors que j’essayais de placer le bout de mes doigts
Dans ces coquilles dures, maladroites
Comme pour estimer le repli
Mon ordre et ma routine,
Une formidable pédanterie, une monotonie regrettable comparée
A ses périples désinvoltes à travers le globe.
« Mais, attends un peu ! », pensai-je
En les décapant vigoureusement,
Papier de verre et brosse de fer,
Balayage des débris,
Pose au couteau du mastic frais,

Avec le souci de l’amener jusqu’à une douceur crémeuse
Dont le papa de John Chalk
Aurait sûrement été fier,
« Attendez une minute !
Sa vie n’avait-elle pas été
Tout bonnement une vie de cartes postales ?
Une succession d’instantanés criards,
Son seul monument convenable
Cet énorme album qu’il confectionnait en rêve
Dans son radotage alcoolique
Des expériences fortuites, la surface des choses,

Du hasard, du rudimentaire, rien de cérébral... »
Je terminai, me redressai
Et me préparai à partir,
Puis j’hésitai comme si j’entendais
De très loin à travers la vitre
Son rire postillonnant passer par-dessus
Les carillons et la gaieté papillonnante
De milliers de bars sur les quais
De Valparaiso à Shanghai,
Peut-être pour saluer, peut-être pour mépriser
Son jeune con de fils, le plumitif

Qui l’avait finalement coincé,
Je ne saurais dire,
Ni m’en inquiéter et laissant les regrets
Revenant d’une façon ou d’une autre à une sorte d’amour
Je me penchai et les doigts écartés
En appuyant je massacrai ma propre musique,
Une grande vague sacramentelle se libéra soudain
De Cap en Cap,
Faisant se lever une aube fraîche expiatoire
Sur tous les endroits perdus et désespérés

De nos deux vies,
Ses mains chevauchant légèrement mes mains,
Faisant enfin voler
Le cerf-volant que nous n’avions jamais eu.

Traduit de l'anglais par Lucien Suel

Note : Ne pas confondre John Beynon avec John Beynon Harris (pseudonyme de l'auteur de science-fiction John Wyndham)

Libellés :

posted by Lucien Suel at 08:26

2 Comments:

Blogger Didier L. said...

Beau texte et touchant, judicieusement placé à courte distance du texte de Ianthe Brautigan.

21:12  
Blogger Lucien Suel said...

Merci Didier, je viens d'ajouter dans le texte deux liens, un sur Lord Chesterfield (auteur de Letters to my godson) et sur Gosse (Edmund Gosse a écrit Father & son, traduit & publié en France chez Gallimard).

08:43  

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