Monologue "Sprung Rhythm" Matthieu Messagier et cie...
J’ignorais l’existence de Monologue, revue de langue et de littérature, jusqu’à ce que Sabine Huynh m’en parle et me demande mon point de vue sur un poème en alexandrins qu’elle composait en réponse à une commande de Gilles Jallet et Xavier Maurel, les éditeurs.
Aujourd’hui, j’ai entre les mains le deuxième numéro d’une série consacrée à des volumes collectifs. C’est une revue belle et copieuse, d’une haute tenue et de grand format, deux-cents pages avec une quinzaine de participations de poètes confirmés.
J’ai lu ce « livre » du début à la fin, dans l’ordre choisi par les éditeurs, sans jamais m’ennuyer une seconde, toujours comblé par l’originalité, l’émotion, la vision, la variété de formes que chacune et chacun ont déployées.
Ce volume porte le titre général « sprung rhythm ». On comprend pourquoi en lisant le premier texte, une lettre de Gerard Manley Hopkins datée d’octobre 1878 dans laquelle il rend compte de ses expériences sur les accentuations et les consonances, sa découverte du sprung rhythm alors qu’il travaille à son célèbre poème « Le Naufrage du Deutschland. » Je dis célèbre car c’est avec ce texte traduit et publié en feuilleton par mon ami Ivar Ch’Vavar dans « Le Jardin ouvrier », que j’ai découvert Gerard Manley Hopkins.
Ayant lu cette lettre, tournant la page, voici deux autres connaissances : Yves di Manno avec « Messagier loin devant », un hommage à ce poète que j’admire et lis depuis la parution du « Manifeste électrique aux paupières de jupes » en 1971. Notez qu’Yves di Manno était un ami du Jardin Ouvrier et qu’il a consacré un ouvrage important à l’entreprise collective menée par Ivar Ch’Vavar.
Yves di Manno raconte la visite qu’il fit en 1999 chez Matthieu Messagier dans le village du Doubs où il vivait et travaillait intensément. C’est un émouvant témoignage qu’il nous livre, accompagné de ses remarques sur la réception de l’œuvre de Matthieu Messagier et, surprise, mon nom apparaît dans le dernier paragraphe à propos de la parution de « La Compil, Poésie 1964-1974. » [L’ouvrage] eut droit à une superbe recension de Lucien Suel. Comme mes archives sont bien tenues, j’ai rapidement retrouvé cette chronique parue dans le « Cahier Critique de Poésie » édité par le CIPM. Je ne me souvenais pas du contenu de l’article et le redécouvrant, je tombai d’accord avec Yves di Manno ; c’était superbe. Je le copie ci-dessous pour les nouvelles générations.
Je remercie Yves di Manno, qui a tant fait pour la poésie et qui me touche avec cette célébration de Matthieu Messagier en son Pays de Trêlles qu’il a quitté bien trop tôt. Merci aussi pour l’anthologie d’une vingtaine de pages qui prolonge la rencontre avec le poète.
Place ensuite, de saut en saut, à d’autres poèmes, tous écrits et présentés par des femmes et des hommes dont je connais les noms sans pour autant les avoir déjà lus ou fréquentés, à part Marie Étienne avec qui j’avais bavardé à l’époque de mes premiers romans à La Table Ronde et l’amie Sabine Huynh que je côtoie quotidiennement sur twitter après avoir fait sa connaissance à Paris et dans le Jura. Elle est présente ici pour ses deux activités principales, écriture créative et traduction, d’abord avec Anne Sexton dont elle présente « Tu vis ou tu meurs », des extraits de ses œuvres poétiques (1960-1969) publiées en janvier 2022 aux Éditions des Femmes - puis avec « du jardin – de l’herbier », sa contribution personnelle, un long poème qui arpente les jardins de la vie, les herbiers littéraires, universalité et intimité, nature et culture, corps et langue, fleurs et légumes, insectes et oiseaux avec les présences amicales de Marguerite Duras, Virginia Woolf, Emily Dickinson et Georgia O’Keeffe pour les couleurs. Un poème passionnant pour les poètes jardiniers.
À découvrir aussi avec plaisir, au gré des pages et des allées, les écrits d’Hélène Sanguinetti « Jadis, Poïena une poème », Laure Gauthier « Le serpent b », Emmanuel Moses « Surface noire », Jean-Paul Michel « Un feu de ces feux – ne savoir. », Xavier Maurel « Écho ou la parole est un miroir muet », Marie Étienne « Un bleu parfait », Pierre Vinclair « L’Amour du Rhône, 6 le barrage verboie », la présentation par Thomas Kling de « Mémoire vocale », anthologie de poésie allemande dont on pourra découvrir des extraits sous le titre « De vivre auprès des morts, tel est mon bon plaisir » avec une quinzaine de poètes du 17ème siècle.
La promenade circulaire, bondissante et rythmée, s’achève avec Gilles Jallet qui, avec « Sprung Rhythm Une phrase fertile », étonnant poème fleuve, charnel et cosmique, en deux colonnes, nous ramène à l’entrée du jardin
On pourra compléter ce point de vue en lisant la chronique de Guillaume Artous-Bouvet parue dans Sitaudis
Lucien Suel
La Tiremande, février 2022
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À propos de « la compil », Matthieu Messagier, Poésie 1964-1974, Flammarion, avril 2000.
Recension de Lucien Suel parue dans le n° 1 du cahier critique de poésie, centre international de poésie Marseille / éditions farrago, 2001.
Matthieu Messagier a participé au Manifeste électrique aux paupières de jupe mais on ne trouve quasiment pas trace d'un vocabulaire de la modernité dans ces poèmes. Aucune référence au monde moderne, à l'électricité, à la technologie, mais la joie du langage dans une écriture économe, loin de toute logorrhée automatique.
Sous la couverture, couleur de terre, sable et sang, ce n'est pas, malgré le titre, un recueil, une sélection, (bien sûr, ça l'est !) mais un vrai livre, avec une intensité qui croît (tiens, l'électricité !), un plan et une composition réfléchis, et aussi une symbolique numérique (douze chapitres : Quelques poèmes 1964-1967, Les Laines penchées, Poésies immédiates, Géologie historique, Migrations d'eaux, L'Érosion, Je récitatif de sang, L'Apotome, Trois poèmes 1967-1970, Nord d'été naître opaque, Le Dit des Gravités en Sanctifié, Sanctifié). La table donne une idée du menu. Seule, la mention des dates nous rappelle l'âge du poète quand il écrivit. Précocité, vitesse. Ce n'est pas vitesse d'exécution propre à l'industrie, mais vitesse de la pensée qui tranche phrases et mots, provoque des sautes de la raison, courts-circuits entraînant d'autres coupures (encore l'électricité !) et on s'imagine l'étonnement (!) du correcteur orthographique à l'œuvre dans les ordinateurs de l'éditeur, toutes ces bribes, tous ces copeaux recueillis comme autant de reliques du langage, ces néologismes, débris de mots, fragments de phrases, réel sectionné, comme un collage fait avec les restes de découpe d'un autre collage. C'est une écriture en devenir, un organisme vivant, une célébration d'éléments immémoriaux, un bestiaire (merle, épeire, truite, passereau...), un herbier (seigle, sureau, luzerne...).
D'emblée, le charme opère. Les premiers chapitres utilisent un vocabulaire de l'école des années cinquante, un Bled de sinistre ou joyeuse mémoire, c'est selon. Mais ce vocabulaire, Matthieu Messagier se l'approprie et le transforme, comme ces illumiliations de Rimbaud. Les phrases non finies signalent l'impossibilité de l'achèvement. Écrire sa vie prend du temps, tout le temps. On peut imaginer des procédés : cut-up mental, caviardage express de pages existantes, ready-made travaillé, oulipianisme plébéien, répétition papa maman, lecture hachée, clignotée, stroboscopée. Ce n'est pas cheminement de la pensée, mais éruption-irruption des images-mots, fourmillement dans la cervelle et la main transcrit sous la dictée des phalènes vibrant dans le flot de matière cervicale. Cela pourrait aussi être le catalogue conservé des fautes de frappe, mais Matthieu Messagier utilise plus volontiers le porte-plume (ébène 88) que la machine à écrire. Manifeste de l'absence de la technique moderne ressentie comme une vulgarité inadmissible. Matthieu Messagier crée sa langue. C'est parler en langues. La flamme de l'esprit monte vers les étoiles, récitative de son sang. Seules les dates de première parution nous rappellent que ces flamboyances furent écrites trois décennies auparavant. Leur lueur voyage encore vers nous. Voici la modernité poétique réelle dans l'univers rural, provincial, avec le côté aristocratique et paysan du poète, familier des douves, précis dans la description des prés, des vaches, des oiseaux, précis dans la description du monde de chaque côté de la fenêtre. Cela n'a rien d'un rêve. Il faut être bien éveillé pour saisir le monde, comme on essaie d'attraper cette mouche sur le bord de la table.
Les chapitres Géologie historique, Migrations d'eaux et L'Erosion, en vers courts et précis, avec des néologismes de toute beauté (avalanges, aveinement) décrivent la vie de notre planète aux ères tertiaire et quaternaire, phénomènes naturels de transformation des paysages, cours de géographie, leçon de chose poétique sensible dans les listes d'animaux ou de végétaux. L'enseignement détourné des manuels scolaires, la transformation du rébarbatif en merveilleux, c'est l'alchimie du verbe. Nous sommes sur la terre. Nous observons précisément la rivière (le Doubsa?), saules, graviers, remous. Nous récitons les litanies de la conjugaison, la comptine des pronoms relatifs, des verbes d'état, le refrain des définitions. Nous manipulons l'herbier et la grammaire. L'herbier est la grammaire avec les fleurs pressées entre les pages, la pervenche collée aux phrases, séchant entre les mots (nature et culture). Le poète pratique les exercices à trous, la pêche dans les combes, trous d'eaux. Il rêve sur la page du manuel, paresse sur les illustrations, les décrit, les imagine, apprend le résumé par cœur, vastes nappes / poésie sans fin. Le paysage est un poème infini, laves tordues dans la violence bleue. C'est un panoramique en vers. La simultanéité des événements entraîne la disparition du temps. Le poète adopte le point de vue de l'infini, de l'éternel. L'univers est une tapisserie multidimensionnelle.
Je récitatif de sang, sous-titré texte pour les étoiles est le seul chapitre du livre en images, photographies noires et blanches, saisissantes. Matthieu Messagier est là, pierre vivante au milieu de son poème écrit sur la terre, avec la terre avec les pierres. La lumière les regarde, la lumière les voit. Les mots sont aussi de la lumière voyageant à travers l'espace, poésie cosmique, les pierres dans l'herbe, les mains traçant l'écriture de la planète.
Le chapitre XII, Sanctifié, est celui du dénouement, de la Révélation, dernier Livre du Livre. Ce sont des poèmes cassés, des petits poèmes cassés, prière dans le ciel désert, ou paume et psaume se confondent. Matthieu Messagier utilise le vocabulaire de la liturgie, comme retour vers l'enfance (La quittons-nous ?) : offertoire oraison rédempteur autel missel cantique chapelet lutrin reposoir confession testament pénitent. Il y mêle, verbe incarné, les mots du corps : veines hanche phalange vertèbre pupilles genou dents ongles rectum. La poésie/prophétie illumine d'un coup notre lecturea: prenez douze pierres parmi le Sacre. Entonnez-les du milieu du Chagrin aux extrémités sans plaines de l'Epuisement alors nous saisissons la composition du livre et qu'il n'y a pas de hasard dans sa bibliothèque de paupières...
« Je n'aurais donc fait que traverser des choses, sans rien leur prendre ni leur laisser, Comme Un Déchirement Vivant En Fuite, dédale pour toujours, sans ricanement ni passion, rien, seulement attentif peut-être à la lueur horizontale des os... »
Dans la liberté et l'innocence de sa vision, simple comme les herbes, Matthieu Messagier, passereau convulsif dans le val cathédral.
L. S. 2000
Libellés : Gerard Manley Hopkins, Lucien Suel, Matthieu Messagier, Monologue, Poésie, Sabine Huynh, Yves Di Manno
1 Comments:
(j'adore) (merveille de cette "couleur de terre sable et sang") (j'emprunte dès que je peux) (merci à toi, Lucien)
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