Le lapin mystique (7)
Le lapin mystique
par Lucien Suel
7
Inexorablement, la base de mon cageot a
commencé à glisser dans l'herbe fluide.
Mes bras ont baratté l'air. Je tombais.
Ma nuque fut première à toucher le sol.
A la verticale de mes yeux, le corbeau,
éclair noir entr'aperçu au moment de ma
chute, établissait la topographie de la
scène : un mammifère immobile, bras nus
en croix, cuisses ouvertes et maculées,
ventre tourné vers le ciel, défaillait,
la tête dans les tessons, les pieds sur
les planches brisées d'une caisse vide.
Dans l'oeil rond du freux, c'était moi.
Par quelle aberration étais-je passé du
léporidé au corvidé ? Quelle était donc
la puissance de cette acide hostie dont
j'avais ingéré la moitié ? Que se passe-
t-il dans la chapelle ? Pourquoi le dos
de Laure était-il nu ? Qu'allait tenter
le Géant des Flandres ? Qui mangera les
poireaux ? Pourquoi le topinambour est-
il boueux ? Où suis-je ? Le temps casse
ma prière. Mon ventre est noué. J'ai la
peur dans mes carotides. Je tombe vite.
Je sais que sous la terre, les racines,
les rhizomes et les tubercules joignent
leurs extrémités en lyrique fraternité.
Le maître du temps bondit à travers les
steppes spirituelles. J'aperçois le sac
de mon protecteur désigné, un angélique
gardien à la détente rapide qui parvint
à sauter, bombe astrale, du stroboscope
de l'intermittence divine. Le marsupial
messager s'arrête face à moi, sort d'un
coup sec, une cassette de son récipient
abdominal, me l'agite sous le nez, puis
recule de trois pas. Je le vois qui, du
bout du doigt, réintroduit délicatement
la cassette dans le logement ventral et
soudain, une voix abyssale monte du sac
entrouvert : "Tu n'as pas pris soin des
pattes du bon lapin, c'est pourquoi mon
courroux s'abat sur tes épaules." Ainsi
donc, le lapin me poursuivait. Les lois
et les règles m'avaient rejoint. Il n'y
avait qu'une seule explication possible
à ce retournement de ma situation. Dans
le monde souterrain, la communauté unie
des végétaux aveugles se convulsait une
fois encore. Ma souffrance augmente. Je
fixe l'ange austral qui retourne encore
la cassette dans son ventre. La voix me
traverse : "Celui-ci est mon fils aimé.
Avec l'esprit du corbeau, il administre
le désert humain. Il a existé en dehors
de toute chronologie. Il exaspère toute
question de temps. Il en est le maître,
le guru. Lui seul sait quand." Voici ce
que je savais maintenant. Le kangourou,
le corbeau et le bon lapin formaient la
trinité subreptice qui menaçait ma vie.
Avant de rejoindre Laure, il me fallait
donner réponse au rongeur hétéromorphe.
Sur une bande de papier kraft, souvenir
d'un énigmatique fardeau, je griffonnai
un message cocasse : "Corps beau, corps
vidé, là peint, les peaux ridées, quand
gourou maquereau pot d'idées." Je pliai
la missive et l'enfonçai dans le goulot
d'une bouteille vide. Le kangourou prit
la fillette et l'enfila dans sa besace.
Libellés : Feuilleton, Le lapin mystique, Lucien Suel, Vers justifiés
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