William Burroughs Délégué à l’Assainissement
Cet essai de William Burroughs a été publié en 1978 dans le magazine américain CRAWDADDY où l’écrivain avait une rubrique mensuelle intitulée « Time of the Assassins ». Ce texte a paru en France en 1979 dans le n° 12 du magazine « STARSCREWER »
Après avoir donné des cours sur la Création Littéraire, il y a quelques années, mes propres facultés de création étaient descendues à un niveau très bas jamais atteint précédemment. Vraiment, j'étais dans la situation de l'écrivain bloqué et mon jeune assistant, un idéaliste, se plaignait de ce que je restais tout bonnement assis à mon bureau à ne rien faire de la journée et c'était la vérité. Ceci me donna à penser (comme disent les Français) : peut-on enseigner l'Art d'Ecrire ? Et les Muses ne me punissaient-elles pas à cause de mon impiété et des graves indiscrétions que j'aurais commises en révélant les Secrets à des auditeurs totalement incapables de les recevoir ? - comme si vous distribuiez des billets de 100 dollars et que personne n'en veuille. Je m'étais aussi aperçu que dans l'esprit de mes étudiants, l'image de « William Burroughs » avait très peu de rapports avec la réalité. Ils étaient déçus parce que je donnais mes cours avec une cravate et en complet-veston. Ils avaient espéré, je présume, me voir apparaître nu comme un ver, une lanière de cuir à la main. Tout compte fait, une expérience décevante.
Mais au juste, que diable enseignais-je ? « La Création Littéraire », mon dieu, qu'est-ce que ça veut dire ? J'aurais aimé leur faire passer à tous l'envie de faire une carrière d'écrivain. A la place, devenez plombier - (J'avais envie de hurler) - et remplissez votre foutu réfrigérateur géant avec des saucisses de Strasbourg, de la gnole glacée et de l'eau minérale Malvern, et regardez votre télé couleurs à télécommande et pelotez la 90-90 assise sur vos genoux en attendant l'ouverture de la chasse aux daims quand tous les citoyens respectables seront planqués dans leurs caves protégés par des piles de sacs de sable. Ou devenez médecin pour l'amour du ciel - une fois que vous aurez été reconnu comme le meilleur trou du cul de docteur qui puisse être, vous n'aurez pas à vous tracasser au cas où, l'année prochaine, il n'y aurait plus de trous du cul à opérer. Mais peut-être que l'année prochaine, il n'y aura plus un seul trou du cul pour acheter mes livres...
Soyons justes, peut-être que dans la classe, deux ou trois ne seront pas dissuadés. Eh bien, mon conseil est le suivant : trouvez-vous un bon agent littéraire et un bon conseiller fiscal si jamais vous arrivez à vous faire de l'argent et rappelez-vous : la renommée ne se mange pas. Et vous ne pouvez écrire que si vous voulez écrire et vous ne pouvez vouloir que si vous le ressentez vraiment. Admettons que vous soyez docteur avec une clientèle intéressante. Aujourd'hui vous ne vous sentez pas trop en forme - des ennuis de famille et autre chose sur quoi vous ne pouvez même pas mettre un nom - et vous êtes salement de mauvaise humeur, vous glissez cette tablette de chlorophylle dans votre bouche pour dissimuler ces trois verres bus en vitesse - (cette vieille pute en parlerait à tout Palm Beach, « Ma chère, il était ivre... ») Bon, vous pouvez quand même y aller et que diable, un quart de grain de morphine à chaque malade. Pas la peine de chercher à savoir ce qui ne va pas chez eux, ils se sentiront tout de suite mieux et me loueront comme le meilleur des « guérit-tout ». Et si la brigade des Stups me cherche des poux dans la tête, je n'aurai qu'à leur dire « Bon, je pars m'installer aux Isles Bahrein, alors prenez ma clientèle et foutez-vous la au cul ». Je veux dire que même si vous ne vous en ressentez pas trop pour la pratique médicale, vous pouvez quand même continuer. Même chose pour les hommes de loi ; si tel ou tel cas ne vous intéresse pas, tout ce que vous avez à faire, c'est de vous trouver un suppléant et vous pourrez aller passer un mois à Martha's Vineyard à fumer le cigare.
Dans ces autres professions, vous pouvez toujours faire semblant. Par contre, si vous écrivez sans y croire, vous ne produirez que de la merde. Le métier a beaucoup d'inconvénients ? Bien sûr, vous pouvez sortir d'une villa aux Bahamas en chevauchant un requin blanc ou vous pouvez passer vingt ans à écrire Le Grand Livre que personne ne pourra lire. James Joyce a écrit quelques-unes des meilleures pages de prose en littérature - Les Morts, Gens de Dublin - mais pouvait-il en rester là et se cantonner à des histoires délicieuses à propos des Catholiques Irlandais malheureux ? Si ç'avait été le cas, le monde l'aurait récompensé en lui accordant le prix Nobel. Maintenant personne n'a jamais dit à un docteur : « Écoute, toubib, tes opérations du cul sont vraiment extra, beaucoup de tantouzes te sont reconnaissantes de pouvoir continuer à se faire enculer mais faudrait qu'tu trouves quelque chose de nouveau » --. Naturellement, il n'a pas à trouver quelque chose. C'est toujours le même bon vieux cul. Mais un écrivain doit produire du neuf, ou il doit standardiser son produit - l'un ou l'autre. Ainsi je pourrais standardiser le produit Peter Pan-Pédé-Garçon Sauvage, et en sortir un tous les ans comme la série des Tarzan ; ou bien je pourrais écrire un Finnegans Wake. Aussi, j'ai cette idée au sujet d'un privé et des Cités de la nuit rouge. Quien sabe ?
Prenons le monde du spectacle ; aujourd'hui, vous pouvez être le premier du hit parade, la coqueluche du show business... comme Dwight Fisk qui faisait ces horribles sketches à double sens dans les années trente. « C'est l'homme qui m'a piquée à l'hôtel Astor, juste sous l'entresol et pendant plusieurs jours, on n'a plus vu ta mère, comme ça mon petit cœur, tu sais maintenant à quoi tu dois ton départ, ça vient d'une piqûre juste sous l'entresol ». A l'époque actuelle, ce genre de connerie, on n'en a plus rien à foutre.
Mais vous ne verrez jamais un médecin, un homme de loi, un ingénieur, un architecte à qui on demandera d'être le champion du monde dans sa branche ou bien il n'aurait plus qu'à vendre des cravates au coin de la rue ou à se faire sauter la cervelle.
Le physicien atomiste n'a pas de raison de s'inquiéter, les gens voudront toujours s'entre-tuer sur une grande échelle. Évidemment, son frigo est bourré de saucisses et d'eau minérale, comme chez un plombier. Rien ne peut lui arriver ; subventions, bourses d'étude, un arc-en-ciel sur sa sépulture et une pierre tombale qui brille dans le noir. Cependant, les artistes ont un certain pourcentage de liberté. Un écrivain a peu de pouvoir, mais c'est vrai qu'il a de la liberté, du moins en Occident, Mr Evtouchenko. Pensez bien à cela. Vous ne voulez qu'être le porte-parole du pouvoir ? Plus il y a de pouvoir, moins il y a de liberté. Un politicien n'a pratiquement pas de liberté. On me demande souvent « Que feriez-vous si vous étiez le dictateur de l'Amérique ? Que feriez-vous si vous aviez un milliard de dollars ? » Selon le mot de mon ami Ahmed Jacoubi « Ce question (sic) n'est pas d'opinion personnelle ». Il faut poser une question préalable : Comment feriez-vous pour être président, dictateur, milliardaire ? De la réponse à cette question dépend ce que vous feriez. Parce qu'on n'est pas téléporté magiquement dans ces situations. On y arrive pas à pas, d'une manière discontinue, et chaque pas a sa contrepartie en conditions et en prix.
Pour prendre un exemple microcosmique : mon humble désir d'être Délégué à l'Assainissement pour la ville de St Louis, et mes rêves puérils quand j'imaginais ce que je ferais après avoir décroché cette situation. Ces rêveries ont été esquissées dans un essai que j'ai écrit pour les Éditions Harper en réponse à la question « Quand arrêterez-vous de vouloir être le président? ». J'avais imaginé une tranquille sinécure, des marchés véreux de canalisations d'égouts, ma maison remplie de jeunes gens langoureux et vicieux dont la presse dirait qu' « ils ne sont que des laquais au service de Sa Majesté, Le Sultan des Égouts ». Je supposais que ma position était assurée par ma connaissance de certaines saloperies concernant le gouverneur et que j'occuperais mes après-midis dans des orgies sauvages ou alors que je fumerais l'herbe du Chef de la Police en me livrant avec délices à la paresse dans la puanteur dégagée à des lieues à la ronde par les canalisations rompues du tout à l'égout.
Mais d'abord pourquoi m'aurait-on nommé Délégué à l'Assainissement ? La fonction n'en a que le nom. On ne vous demande pas d'avoir des compétences. On ne m'a pas nommé sur mes connaissances en matière d'égouts ou sur mes capacités à faire ce boulot - Alors, pourquoi ? Eh bien ! Peut-être que j'ai travaillé pour le Parti pendant un certain nombre d'années et qu'on me doit bien une récompense ? Cependant, il faudra que je donne quelque chose en échange. Peut-être que je peux exercer mon influence sur quelques votes. Quelle action attend-on de moi pour que je puisse justifier de cette rémunération ? Peut-être qu'ils espèrent me faire payer les pots cassés concernant le marché des canalisations. Si c'est ça, il faudra que je fasse attention à l'utilisation de ma signature. Peut-être qu'ils espèrent de moi des contributions aux fonds de la campagne électorale, je suis dans une position favorable, ayant mes entrées chez les gens à pognon. Une chose est sûre - ils attendent de moi quelque chose en retour. Et puis maintenant un marché de dessous de table sur des canalisations au rabais, cela suppose des adjudicataires, des experts-comptables, et tout un tas d'emmerdements, avec des emmerdeurs et des prête-noms qu'il faut payer en faveurs et en espèces. Donc ma maison n'est pas remplie de jeunes gens langoureux et vicieux, elle est pleine d'emmerdeurs et de politiciens au gros cul, imbibés de bourbon et fumant des cigares. Je sais quelque chose sur le gouverneur ? J'aurais intérêt à faire vachement gaffe qu'il ne sache pas quelque chose sur moi. Le Délégué, à l'instar de la femme de César doit être au-dessus de tout soupçon, et qui plus est, au-dessus de tout soupçon concernant des orgies sexuelles et l'usage de stupéfiants. Il faudrait que je sois cinglé pour me compromettre avec le Chef de la Police. Bien sûr, je peux toujours lui passer un coup de fil pour faire sauter une contravention de stationnement interdit, mais j'ai plutôt intérêt à ne pas toucher à la marijuana saisie par ses services à moins que d'autres dans des situations plus élevées ne soient impliqués dans l'affaire.
Et même si j'arrivais à dégotter quelques extras pour protéger les égouts contre le sabotage communiste, ça ne serait pas des jeunes gens élégants. Plus probablement, j'aurais sur le dos le beau-frère taré du shérif, celui qui n'est même pas capable d'être veilleur de nuit, et aussi deux ou trois débiles du même acabit. Donc si je ne peux pas faire ce que je veux en tant que simple Délégué à l'Assainissement, je pourrais encore moins faire ce que je voudrais en étant président des Etats-Unis. Je supprimerais l'Armée et la Marine et j'utiliserais tout le budget de la Défense pour faire construire des centres de thérapie sexuelle n'est-ce-pas ? Je légaliserais la marijuana ? Annulerais l'Oriental Exclusion Act ? Supprimerais l'impôt sur le revenu pour les artistes et taxerais lourdement les riches ? Je voudrais bien vivre longtemps. Je pense que Richard Nixon restera dans l'histoire comme un véritable héros populaire, celui qui a porté un coup fatal au concept morbide de l'idole vénérée et qui a rendu au peuple américain la vertu de l'irrévérence et du scepticisme.
William Burroughs
Traduction de Lucien Suel
Libellés : Lucien Suel, Starscrewer, Traduction, William Burroughs
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