Nathanael West - Un bon million (extrait)
Nathanael
West
Un
bon million ! Ou le démembrement de Lemuel Pitkin (1934)
n°
415 La petite vermillon, éditions de La Table Ronde.
Extraits
du chapitre XXVI (Harangue du chef indien)
[…]
les guerriers de la tribu s'assemblèrent autour du wigwam de leur
chef pour organiser un plan d'action. De la forêt monta le roulement
d'un tam-tam.
Le
chef s'appelait Israël Satinpenny. Il était allé à Harvard et il
vouait aux hommes blancs une haine qui s'envenimait au fil des ans.
Depuis de nombreuses années maintenant, il essayait de soulever les
tribus indiennes pour chasser les Visages pâles vers les pays d'où
ils venaient, mais jusqu'à présent, il avait eu peu de succès. Son
peuple s'était amadoué et avait perdu son âme guerrière. [...]
Quand
tous les guerriers furent réunis autour de sa tente, il apparut en
grande tenue et se lança dans une harangue.
—
Hommes rouges ! tonna-t-il, le temps est venu de protester au nom des
peuples indiens contre l'abomination des abominations, le Visage
pâle.
Dans
le souvenir de nos pères, ce pays était beau, il faisait bon y
vivre ; l'homme pouvait entendre battre son cœur sans se demander si
c'était un réveil qu'il entendait ; l'homme pouvait s'y emplir le
nez d'agréables parfums de fleurs sans découvrir qu'ils provenaient
d'un flacon. Ai-je besoin de mentionner les sources qui n'avaient
jamais connu la tyrannie des canalisations en fer ? Les cerfs qui
n'avaient jamais mangé de foin ? Les canards sauvages qui n'avaient
jamais été regroupés par le ministère de la Préservation de la
nature ?
En
échange de tout cela, nous avons accepté la civilisation de l'homme
blanc, la syphilis et la radio, la tuberculose et le cinéma. Nous
avons accepté sa civilisation parce qu'il y croyait lui-même. Mais
maintenant qu'il commence à douter d'elle, pourquoi
continuerions-nous à l'accepter ? Le don ultime qu'il nous fait est
le doute, le doute qui corrompt l'esprit. Il a gâché ce pays au nom
du progrès et maintenant, c'est lui-même qu'il est en train de
gâcher. La puanteur de sa peur empeste les narines du grand dieu
Manitou.
Dans
quelle mesure l'homme blanc est-il plus sage que le rouge ? Nous
vivons ici depuis des temps immémoriaux et tout y était bon et
frais. Le Visage pâle est arrivé et dans sa sagesse il a rempli le
ciel de fumée, et les rivières de déchets. Que faisait-il, dans sa
grande sagesse ? Je vais vous le dire. Il fabriquait d'astucieux
briquets pour les cigarettes. Il fabriquait de magnifiques stylos à
plume. Il fabriquait des sacs en papier, des boutons de porte, des
cartables en similicuir. Il utilisa toute la force de l'eau, de l'air
et de la terre pour faire tourner ses roues dans des roues dans des
roues dans des roues. Elles tournaient, il n'y a pas de doute, et la
terre fut recouverte de papier hygiénique, de boîtes peintes pour
ranger les épingles, de porte-clés, de chaînes de montres et de
cartables en similicuir.
Tant
que le Visage pâle contrôla les choses qu'il manufacturait, nous,
Peaux-Rouges, ne pouvions que nous en émerveiller et louer son
habileté à cacher sa vomissure. Mais maintenant, tous les endroits
secrets de la terre sont pleins. Même une lame de rasoir ne logerait
plus dans le Grand Canyon. Maintenant, ô guerriers, le barrage a
cédé et il nage jusqu'au cou dans ses articles manufacturés.
Il a
bousillé le continent pour de bon. Mais essaie-t-il de le
dé-bousiller ? Non, tous ses efforts tendent à continuer à tout
foutre en l'air. Tout ce qui le préoccupe, c'est de savoir comment
il peut fabriquer toujours plus de ses petites boîtes à épingles
peintes, ses chaînes de montres et ses cartables en similicuir.
Comprenez-moi
bien, Indiens. Je ne suis pas un philosophe rousseauiste. Je sais que
vous ne pouvez pas faire revenir l'horloge en arrière. Mais il y a
une chose que vous pouvez faire. Vous pouvez arrêter cette horloge.
Vous pouvez détruire cette horloge.
Le
moment est venu. Émeutes et blasphèmes, pauvreté et violence sont
partout. Le désordre règne sur le pays dominé par les dieux Mapeeo
et Suraniou.
Le
jour de la vengeance est arrivé. L'étoile du Visage pâle est en
train de décliner et il le sait. Spengler l'a annoncé, Valéry l'a
annoncé ; des milliers de sages blancs le proclament.
Ô
frères, c'est l'heure de l'attaquer à la gorge et au point faible
de son armure. Maintenant qu'il est malade et défaillant, maintenant
qu'il est en train de mourir d'une indigestion de camelote.
De
féroces appels à la vengeance jaillirent des gorges des guerriers.
Hurlant leur nouveau cri de guerre, « Détruisez cette horloge ! »,
ils se maquillèrent de couleurs vives et enfourchèrent leurs
poneys. Chaque brave avait à la main un tomahawk et, entre les
dents, un couteau à scalper.
Avant
de sauter sur son propre mustang, le Chef Satinpenny dépêcha l'un
de ses lieutenants au bureau de télégraphe le plus proche. Il
devait envoyer des messages codés à toutes les tribus
indiennes des États-Unis, du Canada et du Mexique, leur donnant
l'ordre de se soulever et de tuer.
Avec
à leur tête Satinpenny, les guerriers partirent au galop à travers
la forêt […]
Nathanael
West
Libellés : Invité du Silo, Nathanael West, Roman
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