La bouchère par Gérard Farasse
La bouchère, dressée sur de hauts talons qui font un bruit de
sabots lorsqu’elle trotte, règne sur sa boutique, le jarret tendu, la croupe et
le poitrail dissimulés par une blouse blanche toujours ensanglantée sur les
hanches. Elle pétrit la viande à
longueur de journée.
Les retraités en costume d’autrefois et les ménagères à cabas
sont alignés dans la boutique en rang d’oignons. Chacun ne parle qu’à voix
basse, attendant le privilège de se trouver à proximité de la bouchère armée d’un
couteau. Leurs yeux s’attardent, rêveurs, sur les saucissons pourpres, les boudins
violets, les pâtés terreux, les tripes blêmes qui s’amoncellent au soleil de la
vitrine.
Les murs carrelés où la faïence se ramifie en fines toiles
d'araignée s’ornent d'une selle, en l’honneur des chevaux de course, et d'un
collier, en l’honneur de ceux de labour, et de quelques plaques de fonte
oblongues peintes en bleu où s’inscrivent en lettres pataudes les succès
remportés à quelque foire par des chevaux dévorés depuis bien longtemps. Une
photographie représente un fringant poulain à la robe vernie qui s’ébat dans
une prairie plus verte que nature. Il regarde les clients avec une sorte d’effarement
mêlé de réprobation, ainsi que l’impitoyable bouchère qui, tout le jour,
malaxe, triture, découpe, hache, échangeant prestement les viandes contre
pièces et billets qu’elle enferme avec soin dans son tiroir-caisse.
Experte dans l'art de peser au gramme près, elle annonce
pourtant toujours un poids bien supérieur à celui qui lui a été demandé. Qui se
permettrait de lui faire observer qu'il n'en veut pas tant se verrait toisé
avec mépris, et rangé illico dans la catégorie réprouvée des petits mangeurs,
autant dire dans une sorte d'enfer où se côtoient mauviettes et malades. À moins de
cinq cents grammes un steak ne constitue pas une ration suffisante pour
se maintenir en pleine santé.
De temps à autre, un géant aux joues
vermeilles, taillé dans le saindoux, entre et
envahit les lieux : c'est son fils, exemple même de l'effet salutaire de
la viande de cheval. On soupçonne la bouchère d'imposer à cet Hercule de venir
encombrer la boutique régulièrement pour y accomplir un office de publicité
vivante.
Libellés : Gérard Farasse
2 Comments:
Ce petit de la femme aux hanches de sang fait furieusement penser au roi de quelque aulne ordinaire... PdB
Merci de la visite, ami de Belleville.
Où l'on voit que ce Silo est un site littéraire...
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