mercredi 6 août 2014

La bouchère par Gérard Farasse



La bouchère, dressée sur de hauts talons qui font un bruit de sabots lorsqu’elle trotte, règne sur sa boutique, le jarret tendu, la croupe et le poitrail dissimulés par une blouse blanche toujours ensanglantée sur les hanches.  Elle pétrit la viande à longueur de journée.
Les retraités en costume d’autrefois et les ménagères à cabas sont alignés dans la boutique en rang d’oignons. Chacun ne parle qu’à voix basse, attendant le privilège de se trouver à proximité de la bouchère armée d’un couteau. Leurs yeux s’attardent, rêveurs, sur les saucissons pourpres, les boudins violets, les pâtés terreux, les tripes blêmes qui s’amoncellent au soleil de la vitrine.
Les murs carrelés où la faïence se ramifie en fines toiles d'araignée s’ornent d'une selle, en l’honneur des chevaux de course, et d'un collier, en l’honneur de ceux de labour, et de quelques plaques de fonte oblongues peintes en bleu où s’inscrivent en lettres pataudes les succès remportés à quelque foire par des chevaux dévorés depuis bien longtemps. Une photographie représente un fringant poulain à la robe vernie qui s’ébat dans une prairie plus verte que nature. Il regarde les clients avec une sorte d’effarement mêlé de réprobation, ainsi que l’impitoyable bouchère qui, tout le jour, malaxe, triture, découpe, hache, échangeant prestement les viandes contre pièces et billets qu’elle enferme avec soin dans son tiroir-caisse.
Experte dans l'art de peser au gramme près, elle annonce pourtant toujours un poids bien supérieur à celui qui lui a été demandé. Qui se permettrait de lui faire observer qu'il n'en veut pas tant se verrait toisé avec mépris, et rangé illico dans la catégorie réprouvée des petits mangeurs, autant dire dans une sorte d'enfer où se côtoient mauviettes et malades. À moins de cinq cents grammes un steak ne constitue pas une ration suffisante pour se maintenir en pleine santé.
De temps à autre, un géant aux joues vermeilles, taillé dans le saindoux, entre et envahit les lieux : c'est son fils, exemple même de l'effet salutaire de la viande de cheval. On soupçonne la bouchère d'imposer à cet Hercule de venir encombrer la boutique régulièrement pour y accomplir un office de publicité vivante. 

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posted by Lucien Suel at 07:16

2 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Ce petit de la femme aux hanches de sang fait furieusement penser au roi de quelque aulne ordinaire... PdB

11:07  
Blogger Lucien Suel said...

Merci de la visite, ami de Belleville.
Où l'on voit que ce Silo est un site littéraire...

10:53  

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