jeudi 26 septembre 2013

Reprises de positions - Tom Nisse (2/9)

Oralité
Comme ça l’a toujours, à des périodes et des degrés d’intensités variables, été le cas en poésie, l’oralité est un aspect important dans le travail de certains d’entre nous. Pour trois raisons essentiellement : le public, le corps ainsi que le contenu et sa forme.
Le public. Être debout devant un public dans un espace donné ou pris, que ce soit théâtre, centre culturel, bistrot, école, bibliothèque, hôpital psychiatrique, prison, squat, cave, trottoir, permet, de façon très directe, de confronter des personnes à notre parole. Confronter des personnes à notre parole, parfois complexe et invariablement très fermement, très nettement en opposition aux exclamations stridentes médiatiques, politiquement hystériques, pseudo-scientifiques et vulgairement publicitaires, et en l’occurrence des personnes qui ne sont pas nécessairement attirés de prime abord par la littérature et plus particulièrement par la poésie contemporaine. Confrontés dans un espace-temps limité à la littérature, à la poésie telle que certains d’entre nous la pratiquent. Pour inciter, élargir, partager, remuer. Diffusion directe. Et physique.
Le corps. La voix principalement, mais aussi le corps tout entier. Ce qui nous crée une distance au cliché usé du poète accroupi sur sa page, le regard laiteux foudroyé par l’inspiration lyrique. Ce qui nous crée une tension musculaire et cérébrale aiguisée et profonde à la fois. Tension physique, psychique et émotionnelle, naissant dans des moments d’exception, moments d’avancées dans l’expérience personnelle et celle partagée ; et par extension durables dans l’art de se façonner, au même titre que de façonner son œuvre : mouvement qui va irrémédiablement toujours dans les deux sens. Tension vitale dans le quotidien urbain contemporain assommant. Dans l’entreprise d’empoisonnement massif du paysage. A l’époque des pornographies et des frustrations maculant tant d’inexpérimenté sur leur passage. Pendant l’ère de Fukushima. En temps de guerre ininterrompue.
Le contenu et la forme donc... Aujourd’hui, quand les gens apprennent qu’il y aura des poètes sur scène ils demandent beaucoup trop fréquemment confirmation qu’il y aura du slam. Le slam a son histoire, il parle aujourd’hui à travers des voix plus ou moins percutantes ou écœurantes des problématiques urbaines, des phénomènes politiques et socioculturels, des visions et vécus individuels quotidiens. Le slam est né dans la rue dans les années ’70 aux Etats-Unis, mais peu sont ceux qui se rappellent de Patti Smith ou des Last Poets ou même du Black Panther Party, le slam a été popularisé en Europe il y a environ dix ans, et s’est déjà fait partiellement récupérer par la société marchande. Il y a d’autres formes que lui pour dire le monde et l’intimité, pour donner à entendre. Il y a notamment ce qui est appelé la lecture classique, il y a le spoken word, la poésie sonore, l’improvisation poétique, la poésie action, l’adaptation théâtrale, il y a la performance poétique. C’est envers la première, qui est à réinterroger, et envers la dernière, qui est à inventer sans cesse, que je ressens le plus de proximité sensuelle concernant mes désirs d’expression scénique personnels. Evidemment, toutes les formes évoquées me touchent et ont droit à mon honnête révérence quand elles atteignent ou dépassent le niveau de prestation attendu. Et heureusement il n’y a pas de frontières claires, ni de hiérarchies, entre toutes ces disciplines, les formes hybrides et métissées ont droit au chapitre. Des formes poétiques hybrides d’écriture et de parole orale qui échappent aux classifications littéraires traditionnelles et qui ainsi, de manière drainante, élargissent les champs d’expression. Ensuite le niveau est sans concession tributaire de travail d’écriture, de travail de voix et de posture, de rythme, de concentration et de générosité. Et le microphone est une entité redoutable. Peut alors se créer, se propulser, l’impact potentiel, concluant si, et seulement si, le fond et la forme du dire le monde et l’intimité s’étreignent, se solidarisent mutuellement, se confirment et se consolident l’un l’autre – mouvement qui va irrémédiablement toujours dans les deux sens. Peut alors chez le public surgir une prise de conscience, ou l’esquisse d’une prise de conscience, que le monde peut être vu, et donc être vécu, autrement que dans l’imbroglio néfaste, mentalement lamentable, qui est imposé (imbroglio organisé ; mono-capitaliste, d’un néolibéralisme obstiné et hautain, de course à la consommation de valeurs criardes autant que futiles, écologiquement suicidaire, raciste et néocolonial, religieusement belliqueux, répressif et sécuritaire à outrance, artistiquement vendu et grossièrement spectaculaire – et qui martèle et martèle la psyché collective) et duquel l’affligeante majorité ne se soustrait pas. Tristan Tzara nous l’avait dit : « J’étais, il y a quelques jours, à une réunion d’imbéciles. Il y avait beaucoup de monde ». Quant aux conséquences de la situation de l’imbroglio subi, elles sont tellement inimaginables qu’on peut les imaginer… Il est impératif derechef, de créer les situations altérées. Question cruciale du dialogue. De tenter de les créer et même d’y éprouver de l’amusement féroce. Enclaves malgré tout. La diffusion de la poésie est effectivement, oui, d’extrême urgence. Malgré l’adversité agressive des sons de glotte dominants du système dominant. Corollaire encourageant de l’agissement de certains d’entre nous : constater que depuis quelques années l’intérêt du public est grandissant. Et bien sûr, l’oralité, la scène, permettent aussi le défi et le plaisir de l’échange inter-artistique. Et puis, l’oralité est aussi un des meilleurs moyens de brandir les livres. Pour la situation de l’envie de celui qui.
Tom Nisse
à suivre...


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posted by Lucien Suel at 07:38