lundi 5 septembre 2011

KURT WITTER saison 1

KURT WITTER est un roman-feuilleton expérimental.
Chaque chapitre est constitué de 10 blocs de texte (épisodes tweets de 140 signes) publiés hebdomadairement (2 par jour) sur mon compte Twitter.
Voici la première saison de la série : 7 chapitres, soit 70 tweets publiés entre le 18 juillet et le 2 septembre 2011.


I

Il se dégagea des draps et redressa deux figurines du jeu de dadas renversées sur le marbre de la table de nuit. Un coq cria. Kurt fut ravi de constater que le chewing-gum avec lequel il avait façonné les petits chevaux était dur. Anna apprécierait.

Le coq s'était tu. Le chant d'un pinson déclencha le sourire de Kurt qui tenta une imitation : ziiuu ennze ziiuu rinnzkrmüüü. Ayant fini sa toilette, Kurt envoya un tweet à sa fiancée. Anna Bloom lui répondit : "Goo goo g'joob" sur son adresse google.

Sur le trottoir devant la maison, une boîte de métal écrasée luisait rouge et noire sous le soleil rasant. Sélection du tri. Kurt avait parlé du choix aléatoire des matériaux avec Hugues Haubal et Han Ri Mishoko qui l'aidaient pour la construction. Le trio coopérait ; le capharnaüm proliférait dans tous les sens. De loin, il s'apparentait à une casse automobile rutilante.

En mastiquant son bloc de pâte à mâcher, Anna Bloom pensait à la pauvre Pénélope. Omer avait été ignoblement cruel avec elle. Anna, fière de son statut palindromique, préférait la sculpture, même avec du chewing-gum, au travail à la chaîne du tissage. Elle mâchait. Des Malapartes jaunes et des Bollywoods roses. Elle était la maman des dadas, mais c'est Kurt qui les nommait.

II

Kurt progressait, tête courbée vers le sol, traquant les matériaux intéressants. Tout en se méfiant des dépôts inappropriés. Une boîte de bière aplatie avait pris une forme de hérisson. Kurt la ramassa, l'examina, la huma et l'enfila dans son cabas. Près du centre commerzial, les ocelles noircies des gommes à mâcher abandonnées, puis écrasées, grouillaient sur le dallage. L'idée était de filmer numériquement le sol de son circuit habituel et de donner des valeurs sonores aux taches du trottoir. Kurt imaginait la prochaine partie de petits chevaux avec Anna, Hugues et Han Ri dans une ambiance musicale louigirussolote.

Rentré chez lui, il amalgama le hérisson d'aluminium à la fresque polychrome et tintinnabulante qui colonisait les cloisons. Kurt avait donné au collage monstre le titre de Manifeste Entropique du Recyclage Zaoum. Anna avait suggéré Zazou. En vain !

Le jeudi, les amis vinrent à 8 h pour le rituel tournoi de dadas. Kurt diffusa son film de trottoir et sa musique de taches. Anna s'autorisa la blague coutumière "Si vous ne venez pas à 8 h, Kurt ira à vous !" Le trio pouffa poliment "Ha ha ha." Han Ri Mishoko offrit sans succès des pralines à la mescaline. Hugues Haubal disposa la caravane d'équidés et lança les dés.

III

Anna savait, aussi bien que Kurt, qu'un coup de dés jamais n'abolirait le bazar.
L'été enfin là, ils partirent pour la côte.

À l'aube, ils piétinaient dans l'eau, le regard tourné vers le large et le haut. Au retour, ils longeaient la laisse de mer. L'appartement de location se remplissait des trouvailles de Kurt : gants de pêcheur, fragments de filets, boîtes diverses...

Sur la plage de Berck, plongée dans le Cryptonomicon de Neal Stephenson, Anna n'entendait pas les hélicoptères et jetskis. Étendu sur le dos, Kurt pensait au destin de l'humanité, aux cuisses d'Anna et à se rendre à la poissonnerie. Il s'endormit.

Dans le rêve de Kurt, un homme vêtu d'un costume noir et portant un chapeau et des lunettes de plongée l'invita à le suivre. La plage s'agrandit, devint le Sahara. Les deux personnages se dirigèrent vers une structure composite qui émergeait du sol. Cela ressemblait au M.E.R.Z., un Mélange Étrange de Rebuts Zoologiques, une création du cabinet associé Moreau-Frankenstein. L'ozone emplissait les fosses nasales de Kurt tandis qu'il contemplait le mégalithe caparaçonné d'un camouflage multicolore. L'assemblage hétéroclite qui recouvrait les parois de la chose vibrait et bourdonnait. Costume Noir procura une explication.

IV

Une telle "machine" s'élaborait en fusionnant théologie négative, biologie cybernétique, ondes de forme et théorie du chaos. Un sourire de compréhension illuminait le visage de Kurt mais la marée montante l'exfiltra dans les filets du temps présent. La voix suave d'Anna glissa dans les osselets de son oreille gauche : "J'ai attendu la dernière minute pour te réveiller."

Zigzaguant entre parasols, bronzophiles inertes, lanceurs de balle, porteurs d'eau, terrassiers, ils traversèrent la plage. Chez le poissonnier Broodthaers, Kurt acheta deux litres de moules maliques et soixante-quinze centilitres de vin blanc sec. De façon générale, les magasins de l'Avenue de la Mer exhibaient des objets conçus pour être directement jetés aux ordures.

Les jours suivants, le ciel se transfigura en wassingue de coton gris suintant ou pissant alternativement sur toute la côte. Suivant les conseils du Dr. Reich, Kurt et Anna restèrent cloîtrés dans l'appartement pour creuser la fonction de l'orgasme. La production d'orgone exaltait la faculté cognitive. Au son des averses, Kurt méditait la vision révélée par Costume Noir.

Après sept jours de réflexion, de baise et de pluie continues, le couple décida de quitter la côte et de regagner la ville.

V

Kurt très ému de retrouver son M.E.R.Z. y incorpora les coquilles nettoyées des moules de chez Broodthaers. Mer et calcaire. En lien étroit avec le "rêve de la plage", la sculpture devenait doucement une Machine Émotionnelle de Recherche Zénithale. L'œuvre était présente dans toutes les pièces de la maison, comme un bobinage géant à l'intérieur d'une capsule temporelle. Parfums, couleurs et sons se répondaient. L'alternance entre l'organique et le métallique assurait l'accumulation d'énergie.

Le geai numérique cria pour alerter Kurt. Connexion : message urgent de Hugues Haubal sur l'état de santé de Han Ri Mishoko. Leur ami avait surdosé ses bonbons psychovitaminés. Le Bureau de Salubrité Mentale avait réagi. Il faisait face aux verrous. Le pronostic vital d'Han Ri Mishoko était engagé dans un sens irrémédiable. Kurt se sentait misérable. Miracle inconcevable.
Pour se décontracter, il s'installa devant l'écran, se brancha sur Utube Video. Avec stupéfaction, il reconnut Costume Noir. L'homme le fixait par delà la marée d'octets. Il grommelait : "Mot tombant, photo tombant, irruption dans la chambre grise." Kurt était ébahi, presque en transe. Il profita d'un cut dans la vidéo pour murmurer : "Rakete rinnzekete". Le geai brailla.

VI

Anna enregistrait les oiseaux dans le Parc Central et joignait leurs chants à la messagerie. Le geai figurait Hugues Haubal. Son nouveau message racontait la visite d'un agent du B.S.M. à la recherche de Mishoko. Celui-ci avait pris la clé du champ. Kurt fut à la fois soulagé et inquiet. En manque, Han Ri ne pouvait aller ni chez lui, ni chez ses amis. Le B.S.M. veillait. Les gens de la Salubrité Mentale ne jouaient pas avec le bonheur des citoyens consommateurs. Le bien-être était obligatoire.

Un croassement annonça l'arrivée d'un tweet troublant, un message sybillin de @hanrimishoko : "Rembobine. Reprends mon nom." Kurt avait saisi. Il connaissait cet ami depuis longtemps, bien avant qu'il n'adopte ce pseudonyme un peu balourd. Mishoko ! Ils s'étaient rencontrés en 1970 à Amsterdam, chez Van Gennep. Tous deux venus pour acheter la collection complète de l'I.S. Adeptes de la dérive psycho-géographique, ils avaient fraternisé. Georges Permeke-Spilliaert était belge, poète et musicien.

Pour Kurt, "rembobiner" était une référence à leur commune composition bruitiste : Fuite hors du temps vers le Nord radical. Il sourit. Aidé par ses initiales, l'ex Han Ri filait en direction du Septentrion pour échapper aux griffes des hygiénistes.

VII

Fixés quant au sort de Georges Permeke-Spilliaert, Kurt et Anna reprirent leurs affaires : stock, sculpture et savoir-vivre. L'habituel tournoi de dadas eut lieu le jeudi suivant le départ de G.P.S. Sans praline, mais en présence de Blanche Sélavie. La jeune femme escortait Hugues Haubal. Il la présenta : "Elle est pataphysicienne, spécialiste en astronautique intuitive."

Durant le match entre la cavalerie Bloom-Witter et le duo Sélavie-Haubal, Kurt narra le projet M.E.R.Z. à la nouvelle venue. Blanche ignorait le but ultime de la Machine Émotionnelle de Recherche Zénithale mais avait assimilé son potentiel utopique. Les petits chevaux de chewing-gum durci, poupées Pat et Walt du futur, orbitaient sur la piste, telles des figurines vaudou.

Plus tard, relisant un classique, Anna nota cette condition essentielle : "Entre en transe en rêvant d'un objet face à toi." Elle copiecolla la citation, la posta et la tweeta. Trois minutes après, le chant du pinson sortit de son nid-book. Ziiuu... La réponse de Kurt tenait en moins de 140 signes : "Inversons le principe. Mettons en transe les objets qui nous entourent."

Kurt était maintenant au milieu du gué.
Dans l'attente.
La nuit, Costume Noir apparut dans son rêve, comme un Ange vagabond.

Fin de la première saison.

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posted by Lucien Suel at 08:42

2 Comments:

Anonymous @L_imature said...

Quel est pour vous la différence entre lire ce "MerzbauStory d'un seul tenant, et le lire en mode "tweet" ?

Le Merzbau serait un assemblage de tweet, faisant corps ici, dans votre Silo ?

11:50  
Blogger Lucien Suel said...

C'est, je pense, une question de confort de lecture, mais votre parallèle entre la fabrication du MerzBau et celle de mon #KurtWitter est justifiée. Votre phrase est ce qu'on peut appeler une phrase parfaite : "Le MerzBau est un assemblage de tweets faisant corps dans le Silo"

09:47  

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