vendredi 17 février 2006

Le compère (in memoriam Joris-Karl Huysmans)


Le compère

« FRERES & SOEURS, VOTRE ATTENTION, S’IL VOUS PLAÎT ! LA VOITURE IMMATRICULEE 1895 JK 62 GÊNE LA CIRCULATION A L’ENTREE NORD DU STADE. MERCI A SON PROPRIETAIRE DE BIEN VOULOIR FAIRE LE NECESSAIRE POUR LA DEPLACER. »
J’entendis cette voix articulée par une corne de brume métallique. Je vacillais au centre d’une mer de sable. Tout autour de moi, s’étageaient des gradins noirs d’une foule bruissante et agitée. Le soleil de l’après-midi martyrisait mes yeux La sueur coulait dans ma barbe. Je suffoquais.
« FRERES & SOEURS, NOUS AVONS RAPPELE A LA VIE LE COMPERE POUR LE PUNIR DE SA DUPLICITE EN LUI FAISANT SUBIR LE CHÂTIMENT AUQUEL IL ECHAPPA EN MOURANT. FRERES & SOEURS, NOTRE SAINT-AINE CATHOLIQUE A TRANCHE. »
Une rumeur circonvolutive parcourut les gradins de gredins. Mon pauvre cerveau ne comprenait plus rien. La logique se desséchait et mourait sous le soleil. Des slogans imbéciles papillonnaient : «dDIEU LAVE PLUS BLANC ». « VIVEZ, ELIMINEZ ». Le plus monstrueux clignotait vert et rouge « PAYEZ EN DEUX FOIS ».
Le seul soulagement était le fin de mes douleurs dentaires. Mes jambes refusèrent leur service. Je m’écroulai sur le derrière. J’étais seul, au milieu de ce stade bondé, assis dans le sable, confondu par des voix tonnantes. Je me résignai.
Une voix féminine, rauque et papelarde, emplit l’atmosphère du cirque. Frissonnant, je reconnus le texte qu’elle lisait : « Il tâcha de fixer la statue de saint Joseph, devant laquelle il se tenait, et il voulut se forcer à ne discerner qu’elle, mais ses yeux semblèrent se retourner, ne plus voir qu’en dedans et des croupes ouvertes les emplirent. Ce fut une mêlée d’apparitions aux contours indécis, aux couleurs confuses, qui ne se précipitaient qu’aux endroits convoités par la séculaire infamie de l’homme. Et cela changea encore. Les formes humaines se fondirent. Il ne resta, dans d’invisibles paysages de chairs, que des marais rougis par les feux d’on ne sait quel couchant, que des marais frissonnant sous l’abri divisé des herbes. Puis le site sensuel se rétrécit encore, mais se maintint, cette fois, et ne bougea plus : et ce fut la poussée d’une flore immonde, l’épanouissement de la pâquerette des ténèbres, l’éclosion du lotus des cavernes, enfoui au fond du val.d»[1]
Un nouvel écoulement de sueur trempa ma chemise. Par l’effet d’une autre diablerie, les voix se multiplièrent en éclats cascadants, en échos tonitruants. Le ciel s’assombrit. Des traits de lumière jaillirent du sol, décrivant dans l’espace les images animées d’hallucinations horribles. Je serrai avec violence mes paupières, ajoutant la pression de mes poings à celle des muscles adducteurs. J’entendais encore les voix qui déposaient dans mes oreilles des traînées de souvenirs, des lambeaux déliquescents d’anciennes tentations. Cette maculation me rendait sourd.
Enfin, une trépidation du sol me fit desserrer les poings, ouvrir les yeux et tendre l’oreille. J’étais toujours là, les autres aussi ! La crécelle d’un nouveau langage dévida ses ordures dans mes conduits auditifs.
« HEURE DE LA DEDICACE, HEURE DE LA DEDICACE, SUR EPHEMERE EPHEME, DE LA PART DE NOTRE SAINT-AINE CATHOLIQUE POUR LE COMPERE, VOICI HAIRWAY TO STEVEN INTERPRETE PAR NOS DEFUNTS AMIS DU SECOND MILLENAIRE : LES BUTTHOLE SURFERS. »
Un ignoble vacarme dans lequel je reconnus quelques vagues éléments musicaux, envahit la piste. Les gredins des gradins se trémoussaient. Cette fois, je me plaquai les mains sur les oreilles. Mais la puissance démentielle du bruit tarauda ce malheureux rempart corporel. Malgré moi, je dus subir le hideux malaxage de mes trompes d’Eustache endolories. Le bruit s’arrêta soudain.
« EPHEMERE EPHEME, C’ETAIT DONC LES BUTTHOLE SURFERS, DE LA PART DE NOTRE S.A.C. POUR LE COMPERE. »
Une interrogation lente commença à me grignoter. N’était-ce point moi ce compère foré par la voix métallique ? Je me laissai aller sur le dos, les yeux fermés. Ma nuque s’enfonça légèrement dans le sable. Pour la première fois, j’en notai l’humidité. J’essayais d’agréger mes pensées, de renouer les fils épars de mes sensations, quand, plongeant du ciel, un atroce hurlement de sirène solidifia mon corps et mon esprit ainsi qu’un bloc de grès. Quand la sirène se tut, j’étais anéanti.
Un murmure insistant clapotait autour de moi. Il me semblait que des milliers de serpents sifflaient aux alentours de ma tête. Pour qui étaient-ils ? « ... s ... si ... sion ... SION ... » Cette scie n’était sûrement pas celle de la Jérusalem céleste. Le susurrement s’amplifiait. « SION... vers SION... VERSION... » Le stade semblait s’ouvrir en deux. Ce que j’entendais ne provenait plus des cornes de brume métalliques. Je reconnaissais des sons humains, les voix des spectateurs présents dans l’arène qui gonflaient crescendo en un canon odieux. A ma droite, j’entendais la foule hurler : «CCON-VER-SION... CON-VER-SION... », tandis que de la gauche, me parvenait, rythmiquement obscène : « PER-VER-SION... PER-VER-SION... »
Un éclair de compréhension m’illumina. J’étais percé à jour, con-verti, per-verti. C’était bien moi le CON-PER ! Je me relevai péniblement. La foule interrompit peu à peu, de façon spasmodique, sa psalmodie. Bientôt le silence fut total. Les respirations elles-mêmes étaient suspendues. J’eusse été incapable de prononcer le moindre mot. Mes lèvres étaient scellées.
Un grincement lent de grilles de métal succéda au silence. D’un couloir souterrain entre les tribunes, surgit un groupe de lions rugissant.
Lucien Suel (1989)
[1] Extrait de En Route de J.-K. Huysmans, p 304, Plon, 1895.

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posted by Lucien Suel at 09:05

1 Comments:

Anonymous Anonyme said...

"papelarde" : un mot trop peu employé. Merci de le réhabiliter.

19:18  

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