vendredi 6 mai 2011

Le lapin mystique (18)



Le lapin mystique


par Lucien Suel

18





"In tribulatione dilatasti mihi." Cette
pensée que je destinais à Laure demeura
dans le fond de ma gorge. J'oserai vous
parler de moi longuement. C'est fictif.

J'avais tenté de diminuer autour de moi
l'entropie, mais je savais bien que les
principes de la thermodynamique et dans
ce cas particulier, le second principe,
impliquaient une escalade de l'entropie
en un autre lieu de l'univers, voire un
autre instant dans ma vie. Laure m'aida
à regagner ma litière. Sur mon matelas,
était épinglé le dernier message du bon
toubib généraliste :
"Corps beau, corps
vidé, là peint, les peaux ridées, quand
gourou maquereau pot d'idées."
Mon état
m'interdisait de savourer l'humour sain
de ce défilé de calembours. Derrière la
vitre translucide, un modeste soleil de
vingt-cinq watts s'étouffait au sein du
brouillard matinal. Le plafond laqué de
la chambre me renvoyait le reflet blanc
de ma couchette. Je me sentais enseveli
au coeur de ténèbres plus affreuses que
la mort. L'ombre de l'infirmière glissa
vers moi. Une main chaude et caressante
releva mon sarrau de toile et en replia
le pan sur mon front. Les vêtements des
femmes de ma vie se balançaient dans la
garde-robe de mon crâne. Celle dont les
lèvres s'approchaient de mon estafilade
rose portait-elle une robe de bure, une
blouse blanche ou un bikini noir ? Dans
un délire fiévreux, cette haleine tiède
picota ma déchirure. Ce fut un songe de
langue s'insinuant entre les catguts du
chirurgien. Le sang battait à mon flanc
autour des points de suture. Le chagrin
et la joie se tressaient le long de mes
vertèbres. C'est parce que le cosmos se
dilate sans arrêt que mon existence est
possible. Je suis uni, de mes molécules
à mes amas d'amas d'amas d'étoiles. Mon
coeur n'a pas trouvé depuis, une langue
ou une plume pour dire sa douleur. Puis
le jour se leva, les arbres et légumes,
les pierres et graviers se chauffèrent.

Ma disparition suscitera indéniablement
quelque agitation. Qui aurait l'idée de
me chercher au milieu des champs ? Pour
me préserver du froid, je suis camouflé
par la couverture de drap gris effrangé
que j'ai barbotée dans le placard de ma
cellule. Après une assez longue marche,
je retrouve la berge du canal. L'ancien
chemin de halage ne sera sans doute pas
trop difficile à suivre. Je traverserai
à l'endroit du pont de fer. Il y a bien
des années que péniches et trains n'ont
plus circulé par ici. Le ciel est vide.

Je me retourne encore vers la clinique.
Nos corps et nos âmes étaient raides de
sang séché. Il nous faudrait aussi lire
dans les magazines, les tribulations de
Laure dont les lèvres avaient sucé sans
frémir la plaie oblique et bleuâtre qui
accentuait l'aspect viril du héros. Nos
actes sont signés.
La clinique était un
autre cube de béton s'estompant dans le
lointain. Je rentre à la chapelle. Dans
l'air vigoureux du matin, j'avance d'un
bon pas sur les mottes de terre durcies
par le gel. Ma respiration est projetée
devant moi comme un nuage d'encens. Les
étoiles meurent sur le fumier du cosmos
et l'espace s'enrichit. Les deux mondes
ne font plus qu'un. Je suis le créateur
et la créature. Je suis la terre et les
cieux. Je suis la roue et l'essieu. Mon
royaume est sur la terre comme au ciel.

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posted by Lucien Suel at 17:22