Le collectionneur d'esclaves
Le collectionneur d’esclaves.
Monsieur Spartacus est un ancien esclave qui s’est émancipé. Il a payé pour sa liberté. Il a participé au don du sang. Il est mort plusieurs fois pour que, par exemple, des chauffards sanguinaires ou des criminels abrutis puissent revenir à la vie avant leur jugement devant les cours de la république. Monsieur Spartacus connaît beaucoup d’esclaves. Monsieur Spartacus est devenu collectionneur d’esclaves. Il en possède, en corps, en esprit, en documents (images, sons, fichiers numériques...).
La principale thématique de sa collection est l’idéologie. C’est dans ce domaine qu’il conserve le plus grand nombre de spécimens, parmi lesquels aussi bien des esclaves du matérialisme marxiste que des esclaves du matérialisme libéral. Dans ces deux catégories, Monsieur Spartacus sait qu’il se trouve des maîtres et des victimes, mais tous sont esclaves. Il se souvient notamment de Léon Stalinovitch, un jeune hooligan dans sa collection d’esclaves en vidéo, un hooligan enfermé dans une prison populaire. Léon Stanilovitch s’était fait tatouer sur le front l’expression « Esclave du P.C.U.S.a». Monsieur Spartacus se demande s’il vivra assez longtemps pour voir dans les camps de la république européenne des tatouages « Esclave de la C.E.E. » ou « Esclave du F.M.I. » ou « Esclave du Progrès ». On pourrait prendre cela pour de la confusion, mais en réalité, Monsieur Spartacus se contente de vouer un sain mépris envers toutes les étiquettes. Ses esclaves n’ont même pas de codes-barres personnels. Il sait que de toutes façons, quand les esclaves se rencontrent, ils ne font que dire du mal de la liberté.
Dans la collection de Monsieur Spartacus, les esclaves les plus communs sont sans aucun doute les esclaves de la modernité, ceux qui sont attachés à la voiture, aux plats surgelés, aux prix littéraires, à la caque quarante, à l’adsl. Ceux-là se croient libres alors qu’ils sont les esclaves de leur fournisseur d’accès. Parfois même ils se créent de nouveaux liens, pris dans la glu de l’araignée internet.
La société moderne dans laquelle évolue Monsieur Spartacus favorise une forme d’esclavage à temps partiel ou choisi. Bien sûr, les chiens de garde du pâturage journalistique assurent que toutes les forces de la nation doivent tendre à assurer le plein esclavage. D’ailleurs, le parlement a solennellement affirmé le rôle positif de l’esclavage pour l’amélioration de l’augmentation de la croissance à deux chiffres. Les progrès du P.N.B. sont salués avec enthousiasme par les esclaves de l’économie. On ne dira jamais assez le rôle joué par les « chaînes » de télévision et la « presse » quotidienne qui garantissent fermement l’immobilisation de la pensée. De même, la «aceinturea» de sécurité, le « gel » des prix et le « fouet » de la concurrence sont des instruments avec lesquels la démocratie à visage humain renforce son pouvoir coercitif, libéral et social sur les citoyens tentés par la liberté.
Le citoyen en bon esclave de la publicité traîne son boulet. Son boulet est le parfait symétrique de la bedaine qu’il pousse devant lui au fur et à mesure que son obésité augmente à force de consommer les friandises que d’autres esclaves lui préparent dans les usines du monde. Monsieur Spartacus reconnaît à l’œil et à l’odeur les dents pourries des gamins esclaves du soda et des ordures manufacturées.
En plus de sa graisse, très souvent, le citoyen traîne derrière lui un lourd sentiment de culpabilité. Au bout d’un moment, après avoir été l’esclave de sa boulimie, il devient alors esclave de la forme, esclave du régime alimentaire. Il se transforme en observateur attentif des digits du pèse-personne. Il s’enveloppe dans des vêtements informes imprimés des slogans des maîtres. Monsieur Spartacus note que les esclaves portent fièrement les signes de leur écurie, le stigmate des étiquettes de marques. Parfois, certains esclaves envient la prison des autres. L’esclave de la forme court et sue pendant des kilomètres sans but. D’autres fois, il est obligé de se serrer le sexe, les testicules et les cuisses dans des caleçons de latex noirs et brillants pour tourner en rond sur une bicyclette sportive comme un écureuil dans sa cage. Ces courses punitives sont habituellement pratiquées en escouades. En d’autres endroits, les esclaves volontaires sont rassemblés par dizaines de milliers dans de vastes stades ou cirques dans lesquels ils doivent s’époumoner en hurlements continus et rythmés. En visionnant ces foules convulsées, Monsieur Spartacus sent monter en lui une certaine nostalgie.
Sur les murs du salon de Monsieur Spartacus, les devises des esclaves clignotent continuellement en lettres de néon coloré : « UN ESCLAVE, C’EST SACRE ! » « LE BONHEUR D’UN ESCLAVE N’A PAS DE PRIX ! » « ÊTRE ESCLAVE, LA VIE ! LA VRAIE ! » « ESCLAVES, PAYEZ LE JUSTE PRIX ! » «aLA LIBERTE, C’EST L’ESCLAVAGE ! ».
Pendant ce temps, ailleurs, dans le monde, les esclaves du marché reconnaissent le marché aux esclaves sur les vieilles photographies des atlas achetés dans les brocantes. L’administration leur dresse une « grille » de compétences. Les esclaves ronronnent derrière les barreaux. L’esclave du marché est accroché à sa connection à son portable à son baladeur à son ipode comme un morceau de viande au crochet de la boucherie. Il n’a même plus besoin de la voix de son maître pour enfiler sa camisole chimique ou technologique. Les esclaves de l’alcool ou de la drogue repeignent les murs de leurs prisons très régulièrement.
L’esclave du confort prend l’ascenseur avec son chien. Le chien traîne son «amaître » dans la rue. Il l’oblige à marcher derrière lui, attaché à sa laisse. Les esclaves des animaux de compagnie n’hésitent pas à enfiler leurs mains dans des sachets de plastique transparent pour saisir les excréments tout chauds pondus par leurs petits maîtres à quatre pattes.
Monsieur Spartacus a aussi épinglé dans sa cave quelques esclaves du sexe. Ceux-là sont tantôt dominateurs, tantôt soumis, toujours pathétiques.
Monsieur Spartacus porte une attention particulière à celles et ceux qui sont esclaves de leurs émotions, les fils, les filles, les pères, les mères, les frères, les sœurs. Toutes et tous entravés dans les liens familiaux tournent en rond dans la cage des relations affectives.
L’esclave des idées reçues mène une vie routinière. Il oublie qu’être esclave, c’est aussi vivre dans la peur, sans espoir de paradis. Parfois, l’esclave s’imagine libéré, mais il est simplement devenu esclave du langage, zigzaguant dans la prison des mots.
Monsieur Spartacus éprouve de la compassion pour les esclaves de sa collection. Un jour, si la vérité ne le fait pas, le garrot les rendra libres.
Lucien Suel
La Tiremande, avril-mai 2006
"Le collectionneur d'esclaves" a été publié à l'automne 2006 dans le n°1 de la revue Carbone.
Libellés : Archives, Lucien Suel, Nouvelle
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