vendredi 26 juin 2009

Ô BAIBIE, BAIBIE !

Ô BAIBIE, BAIBIE !

par Lucien Suel
« Mes lèvres ! Presse-les ! Presse-les ! »
Mauricette Beaussart « Mémoires »
Tu as des frissons en redescendant le chemin de la colline aux myrtilles. Le vent siffle sur tes lèvres. Tu l’entends dire : « Marylou, bonjour bonjour, je suis amoureux de toi. ». Tu rentres à la maison. Tu vois la télévision. Sur l’écran bleu qui bave dans le noir, tu regardes Madame Nina et ses lèvres rouges, bleues ou noires. Tu ne sais pas, c’est un vieux poste de télé en noir et blanc, le genre de poste qui a vu défiler le rock du bagne et une brochette de garçons dans le vent. Tu écarquilles les yeux. Tu entends quelqu’un prononcer une formule cabalistique du style : « Bibopaloula ! ». Madame Nina est enfilée dans un pantalon moulant à rayures blanches et noires, évidemment. La bande-son n’est pas synchrone. Pour tout dire, la télé n’a pas de son. Tu remplaces aisément la chose en diffusant des quarante-cinq tours à la minute sur un électrophone tourne-disques en plastique ivoire qui gratte et prend la poussière.
Tu écarquilles les yeux en voyant Madame Nina passer le doigt sur ses lèvres. C’est la fille en blue-jeans rouges (sic) de la chanson, c’est la femme aux grandes lèvres, c’est ta baibie, c’est ta baibie. Tu louques le logo d’incruste. Tu sais que c’est la télévision autrichienne, celle qu’Adolf aurait pu regarder dans la banlieue de Linz avant que Serge ne clame son nazi rock. Bon, alors elle est ta baibie aux lèvres enflammées et Serge a réuni la bande de copains : « Salut les amis ! Salut les potes ! Maquillez-vous les lèvres, les gars ! C’est le naze y roque y rock nazi rauque ! Verstanden ! » Tu ne l’écoutes pas, tu parles avec Nina, tu lui dis : « Tu me secoues les nerfs et tu me rends fou avec tes grandes lèvres de feu. Embrasse-moi pour me faire évaporer la salive, me sécher la langue et faire des papillotes avec ! Tu me conduis comme un fou, baibie ! Tu peux me conduire comme un fou dans ma voiture. » Cet air est sur toutes les lèvres. Tu continues : « Va, ma chatte ! Va, ma chatte aux pattes de velours bleu ! »
Les lèvres sont nues, les lèvres sont soulevées, les lèvres sont ourlées. «aSecoue-toi ! Baibie ! Viens ! Baibie ! » Là-bas en Louisiane près de la Nouvelle-Orléans, c’est loin de l’Autriche, on peut rêver de lèvres à gogo, oui c’est très bon, tu le sais, tu te tords gentiment. C’est agréable de sucer le bâton de sucre à l’anis. Tu t’avances vers le miroir de la penderie, juché sur les escarpins de ta maman qui ne s’appelle pas Marylou. Tu entends le petit Richard, il avance les lèvres et fait son « ouope bope heulou bope heulope bam boum » et pendant ce temps–là, Nina continue sa démon-monstration. Elle se passe le doigt par l’arrière sur les grandes lèvres, oui par l’arrière, elle se tourne sur son siège de lézeurette chaude, très chaude. Elle présente à la caméra son derrière tout rond serré dans son pantalon fuseau de ski à rayures dazistcheunnes et comment dit-on lèvres en allemand ? klein und gross ? Et tu entends le petit Richard qui ne cesse de répéter « Tout y frottis, tout y frottis, ou toutou froufrou tutti etc... » et juste-là, à ce moment précis, Madame Nina explique comment il faut passer l’index et le majeur sur les lèvres de haut en bas doucement, ou alors de gauche à droite selon la position de la tête et l’emplacement de la caméra plongée ou contre-plongée. Evidemment on n’est pas obligé d’être aussi rapide que le petit Richard, sinon on a les lèvres sèches très rapidement et ensuite elles peuvent se gercer et ça devient difficile de chanter en articulant bien parce que ça tire dans les mâchoires et au lieu d’avoir un sourire glamoureux on a un rictus et alors là ça dégringole dans les chartes.
Mais tu te rassures, Madame Nina fait aussi bien que Marylou. Elle sait exactement ce qu’il faut faire. Toutes deux font la paire. Elles maîtrisent leurs sourires, leurs sourires et leurs fourrures. Tout y frottis sur le rouge impair et passe le doigt. Elle te rend presque fou. Oui c’est vrai, elle ne se rend pas compte, tu écrases tes lèvres sur l’écran. Tu as un goût de poussière et d’électricité dans la bouche. Le saphir de l’électrophone grince et craque, voire même chuinte. Il embrasse profondément le sillon, c’est tout noir à l’intérieur. Tu as toujours tes lèvres collées à l’écran, ça dure trois minutes vingt-trois secondes. Tu n’as pas peur de te faire radiographier la tronche, tu te prends l’aperçu en pleine poire et ça éclate dans tes oreilles, éclate, oui en vérité, tutti frotti avec des lèvres pulpes de fruits.
Hou ! Hou ! Voilà Péguy ! Péguyssou ! Ta jolie Péguyssou ! Elle a les lèvres toutes bleues elle aussi. « Hou ! Hou ! Péguyssou, je t’aime ! » Tu l’aimes ta Péguyssou. Tu es un homme qui aime une femme et quand un homme aime une femme, il répéte toujours la même chose : « Je te donne tout ce que j’ai, ô baibie, tu es ma toute touttiprettie. » Tu ne peux pas l’embrasser sur la bouche à cause de cette cigarette qui reste collée à tes lèvres. Tu demandes au garçon de t’apporter un cendrier et alors une ombre de bleu-pâle fleurit sur tes lèvres mais il y a maintenant une trace de sang sur le papier et ce n’est pas du rouge baiser. Tu es saoul, tu es saoul sous ta Péguyssou et sous ta Marylou, et pendant ce temps, Madame Nina achève sa démon-monstration en gémissant à genoux sur l’écran noir et blanc de tes rêves mouillés. Tu approches ton oreille de ses lèvres et tu sens sa langue raide et gonflée s’insinuer dans le conduit auditif et tu te recules et tu constates que ses lèvres sont toutes bleues et froides et que sa langue est très chargée et que son haleine est vaguement marécageuse.
Tu es de retour dans les bayous à La Nouvelle-Orléans avec tes boules et ta chaîne de télé noir & blanc. C’est ta ruine de pauvre garçon qui a voulu réaliser un rêve inaccessible. Tu recommences à compter dans ta tête, et un et deux, et je roque, et un et deux, on va tourner sa langue dans la bouche de Ninaguyssou et de Ninarylou. « Reviens ! Baibie ! Reviens ! Tout m’est égal. Ne vois-tu pas que je pleure tout autour de l’horloge, tout autour pendant toute la nuit ? » Il y a bien des heures que tu as quitté la colline aux myrtilles. Tu n’entends plus le vent souffler dans les branches des saules. Tu as le cœur au bord des lèvres et la tête sur le bord de la cuvette. Tout autour pendant toute la nuit, tu vas l’embrasser à perdre haleine. Tu ne sais plus si ton papa est riche ou pauvre.
Tu les regardes marcher, les trois grâces, elle s’avancent vers toi, elles te tendent leurs lèvres et voici qu’en plus, ô béatitude, les voici, elles s’ajoutent, une autre gracieuse triade, à gauche de ton écran, apparaissent la petite Eva avec Helen et Brenda. Tu n’en peux plus. Vous allez vous embrasser à perdre haleine, vous manger les lèvres et la langue. Oh ! C’est si bon ! Une langue pour la bouche, deux lèvres pour l’argent mais attention, on ne tire pas la langue, on ne va pas se marcher sur les pieds, n’importe où mais pas sur les souliers en daim. C’est si bon, ça sent si bon ! Au nez ! Au nez ! Baibie ! Baibie ! Tu te mouilles les lèvres de l’intérieur comme un lapin qui fait sa prière, une baibie-lapine de playmobil-boy qui remue aussi la queue en vendant des cigarettes tachées de sang et de rouge à lèvres. « Tords-toi et crie ! C’est très bien ! Ne te pince pas les lèvres ! Ouvre la bouche ! Dis ah ! Dis iaih ! Fais aaaah ! Fais bibope ! Pince, pince et souffle ! Pince tes lèvres sur les anches ! Voilà, ça c’est hippe ! C’est pas lippe ! Secoue-toi ! Baibie ! Secoue-toi ! Fais bll ! Blll ! Bllll ! »
Tu es en nage, tout ébouriffé. Tu vas leur chanter ta chanson : « Tortillons-nous, tortillons-nous comme nous l’avons fait l’été dernier ! ». Tout le monde a l’air si triste maintenant. Tu vois le sable en petits grains collés sur tes joues dans le fond de teint, dans le bleuche, et des petits grains collés sur tes lèvres dans le rouge. Est-ce que c’est un garçon ? Est-ce que c’est une fille ? Tu serres les dents et les lèvres autour d’un gros cigare.
Tout à coup tu entends crier une jeune fille mexicaine. Le cri est sur ses lèvres sombres, elle dit à Nina que Gonzalès va rentrer à la maison à toute vitesse et que c’est tout à fait inopportun d’expliquer comment jouer avec soi-même quand on est une jeune femme sur l’écran de la télévision autrichienne sans aucun sous-titrage. Toi tu respires tous les parfums intimes de Laredo à Domrémy. Tu n’as jamais embrassé les lèvres d’un homme en étant sobre. Tu penses organiser une surprise-partie. Tu n’as jamais non plus embrassé un ours sur les lèvres. Tu vas inviter les ours à ta surprise-partie. Rouge c’est rouge, qu’est-ce que tu peux faire ? Rouge c’est rouge ! Tu peux te passer les lèvres à l’orange ou alors comme un adolescent exempt de microbes te les passer au vert fluo le jour où le monde deviendra phosphorescent. Tes lèvres ne brillent pas dans le noir. Trou rouge, c’est rouge.
Tu penses à toutes les choses que tu as vécues avec elles, avec Nina Marylou Péguyssou Eva Helen et Brenda. Tu ne connais pas le nom de la Mexicaine, peut-être Tristessa ? Rouge c’est rouge, tu veux que ta baibie revienne, qu’elle passe à l’orange ses lèvres rouges. Personne ne peut dire que tu as joué du bout des lèvres. Hou ! Hou ! Hou ! Tu sembles être ce que tu n’es pas. Tu es ce que tu ne sembles pas être. Tu tires la langue à la lune bleue du quand tu qui. Tu sais maintenant qu’il y a loin du coup aux lèvres.
Quand un homme aime une femme, il danse très lentement avec elle et l’orgue à monts se glisse dans leurs oreilles et leurs lèvres glissent le long de leur cou et se cherchent dans le noir entre les coups de stroboscopes et leurs lèvres se trouvent et s’entrouvrent et leurs bouches se trouent et la lumière se rallume et l’orgue à monts s’éteint, se fade euh-ouais et le tonnerre électrique des strato-casse-têtes prend sa place.
Tu reprends ton pied à l’intérieur de ton rêve sucré et tu commences par tremper tes lèvres dans le haut mousseux de ton premier verre de lait-fraise pendant que le tourne disques du juke-box dégueule que c’est lundi et lundi c’est pas bien et que mardi c’est déjà mieux mais que vendredi ça sera parfait oui vendredi soir tu pourras tremper tes lèvres dans le lait crémeux de sa lingerie oui mais c’est un rêve et oui en vérité en réalité tu as le vendredi dans ta tête mais tes lèvres tu les as trempées dans une quinzaine de demis pressions en écoutant autant de fois l’ami Mique te dire que lui aussi n’éprouve aucune satisfaction et qu’autant de fois tu t’es retrouvé à faire la moue dans le miroir des toilettes et que finalement il n’y aura pas de lait aujourd’hui même sans sucre. Sucre sucre c’est si doux au nez au nez c’est si doux tes lèvres et ta langue cachée derrière tes lèvres petit animal rose qui sortira bientôt de la maison du soleil levant pour jouer dans la rosée du matin.
Tu arrondis tes lèvres pour sortir un beau rond de fumée qui monte lentement vers le plafond de la discothèque et se crache dans les rayons lumineux brouillés de la boule à facettes qui tourne au-dessus des couples en danses. Finalement tu trempes tes lèvres dans ton verre de whisky et tu n’écoutes plus les tops du box. C’est le capitaine au cœur de bœuf sanguinolent qui te donne tes tickets d’avion. Tu ne fais pas la fine bouche.
Tu reçois une lettre scellée par des lèvres rouges écartées. Ta baibie t’a écrit une lettre, elles s’est tartinée les lèvres, les a serrées collées remuées mâchonnées pour bien répartir la pâte rose sur toute la surface, entre tous les plis, et ensuite elle a consciencieusement appliqué l’arrondi de ses muscles en anneaux sur sa signature au crayon feutre rose tyrien angora. Tu trouves ça bizarre de recevoir ces lèvres par la poste. Tu es devenu le leader du pack de bière. Tu vois toute la bande de petites changrilas en blouson noir serré. Tu regardes leurs lèvres bouger. Tu essaies de lire sur les lèvres mais tu ne comprends rien elles bougent trop vite. En fin de compte la suprême changrila se détache du groupe. Elle sort un tube de sa poche de poitrine, se penche par-dessus ton épaule et elle écrit en gros rouge bien gras sur l’écran de ta vieille télé noir et blanc :
BONBON POUR MA CONFITURE
SUCRE POUR MON MIEL
BAISER PARFAIT
JE NE TE LAISSERAI JAMAIS PARTIR
Décembre 2006
Ce texte a été publié dans le
n° 4 de la revue Minimum Rock'n Roll (spécial Rock & Lèvres) en mai 2007

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posted by Lucien Suel at 12:10