QUELQUES FIGURES DE L’ÉGAREMENT par Daniel Fano (2)
LE CHAT REMPLACE LE CRAPAUD
Le seul bordel de luxe de toute la Roumanie attirait les hommes
d’affaires de toute l’Europe, une petite pluie grasse et serrée
s’était remise à tomber, ils descendaient au Bucaresti plutôt
qu’au Venetia, n’étaient pas du genre à pirater un tram pour
aller enculer les gamins et gamines au milieu des seringues sauvages
et des paquets de cigarettes pourris, le cheptel se renouvelait sans
cesse, le sida faisait des ravages, ne manquait plus que le pic à
glace enfoncé en plein cœur – aucun d’eux ne connaissait la
langue de Shakespeare, ils contournèrent les entrepôts, se
retrouvèrent sur les voies ferrées, les courtes rafales
crépitèrent, tous ces putains de trous plein les costards – le
Bucur était un ancien relais de chasse au temps de Ceaucescu, les
Occidentaux aimaient la chair fraîche, il fallait fournir, 115 kilos
de primate lui fonçaient dessus, un samedi car le lutteur de foire
avait son bandeau frontal, d’ailleurs la forêt de Baneasa ne
brûlait pas – après la révolution, les Siciliens étaient
arrivés, ils avaient pris la place des mafieux locaux, l’indicateur
tendit sa main flasque après qu’elle eut émergé de sa masse
gélatineuse, il n’avait guère le choix, le chef de gang avait le
regard délavé plus aigu, grand temps de régler cette embrouille
avec ses coupe-jarrets mauvais comme la gale – ce qui rapportait
gros, c’était la contrefaçon, le trafic de haschisch libanais,
les armes à destination du tiers-monde et derrière les vitres
fumées de la berline, ne se berçait pas d’illusions – le cri
d’agonie de l’autre imbécile était franchement bizarre et les
crânes éclatèrent sous les impacts de 7,65 et alors les médias
déballèrent tout sur les mocassins noirs et le maquillage
outrancier – inutile de s’éterniser dans la cage d’escalier,
celui-là savait porter de lourds secrets, consulter sa Rolex, lire
une carte d’état-major, exactement comme dans un vrai cauchemar
qui vient de partout et de nulle part – point de ralliement :
la station-service Peco, prière de ne pas s’attarder dans la nuit
finissante et le frémissement des feuillages, nous aurions préféré
la strada Stavropoulos avec ses arabesques, ses arcades, ses balcons
ajourés, nous serons indifférents aux coups de klaxon rageurs, nous
verrons la ville devenir une grosse pomme à presser – prise de
guerre avant le pont de l’Arsegul, grondements de l’orage et les
camions fumants qui filaient vers la frontière de la Bulgarie, les
flingueurs de couverture n’avaient pas envie de se mouiller, on va
le leur mettre, mais alors là, profond, formidable ce lent
panoramique, et les macs passeraient ainsi pour des bienfaiteurs de
l’humanité.
14 janvier 2016
Libellés : Daniel Fano, Feuilleton, Figures de l'égarement
2 Comments:
puissance que ce texte merci.
Merci Frankie !
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