Sans espoir de retour du courrier 1/5
« Sans
espoir de retour du courrier », cette correspondance entre
Alban Michel et Lucien Suel a été publiée en 1986 (30 ans déjà!)
dans le n° 4 de la revue Après la
plage.
Nous
le faisons paraître ici 5 épisodes. Il est question de plage, de
jazz, de roman noir et d'Audrey Hepburn.
Biscarosse, le 4 juillet
Mon vieux Lucien
L'hôtel domine la
plage. Tu penses bien que je ne me suis pas installé à l'Hôtel de
la Plage. C'est bon pour les vrais écrivains qui ont les moyens
d'écluser les habituées du bar. Je suis juste à côté, dans un
hôtel à vendre. Une grande maison biscornue bâtie sur une falaise
de sable que les vents et les grandes marées éboulent de décembre
à mai.
Je me suis bien planté
dans le décor et tu te prêtes volontiers à cette comédie. Il te
faut de grosses lettres endormies dans le nylon rosé. Gestes
brusques. Taper, timbrer, poster. Voilà où nous en sommes. J'ai
honte, j'ai trouvé quelqu'un à qui parler. Du vent. Des cheveux
collés sur du papier. Al astique son cuivre. Je ne veux plus
t'écrire.
Il faut que je te dise. Ici il vente par tous
les temps. L'hôtel est désert. Je
voulais me taper de la solitude c'est gagné. Je n'ose même pas
taper la nuit à cause du bruit. J'ai eu l'air malin à la réception
devant la fille aux lunettes. Elle se doute bien que les vrais
écrivains ne montent jamais chez elle.
Je te tape. Ne te laisse pas faire. Si tu savais. Je ne suis même
pas fichu de me rembobiner le ruban tout seul. Devant la postière
pourtant j'ai l'air honnête. Eté comme hiver je me poste devant ses
jupes plissées. Bas les bottes ! C'est encore raté. Elle se tape
mon courrier et j'ai honte.
Je n'ai jamais rien écrit.
Une ou deux âneries en dix ans. La poésie est le judas rêvé des
pourritures. Je n'ai jamais quitté mes paperasses. Il n'y a même
pas une vieille dame à séduire dans cet hôtel. Chambre seize
l'olivetti dort sous sa housse en nylon gris. Même un rat ne
supporterait pas ma présence. Tu sais que je ne plais qu'aux dames
d'un autre temps. C'est bien la seule poésie, la seule histoire
vraie de ma vie.
Je t'ai tapé
tellement d'âneries du temps où je carbonais les doubles de mes
lettres. Quand je pense que tu as tout conservé. Du vent Je ne
descends jamais sur la plage. Eté comme hiver les femmes sont
belles. Faut que je te raconte. Je te tape « Mon Vieux Lucien » et
mon ruban ne fait qu'un tour. Tu t'es fait avoir. J'ai acheté la
machine seulement pour t'écrire. Il n'y a pas de poésies complètes
cachées sous la housse de l'olivetti. Demande, ou mieux écris, à
la fille aux lunettes. Elle te dira que je
ne quitte jamais la chambre et que le vent a bon dos de m'empêcher
d'écrire à cause du bruit. Brûle tout. Ne me réponds plus. Fais
quelque chose de ta vie. Trouve-toi une fille qui t'embobine. Roule.
Rôde. Fais toutes les bibliothèques. Fais des fiches sur elle.
Couche ses photos dans de grands cahiers amoureusement reliés. Va
voir tous les films d'Audrey H. Touche les spectres.
Alban
Libellés : Alban Michel, Archives, Correspondance, Lucien Suel
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