lundi 5 mars 2007

Une nouvelle de Charles Bukowski (1/5)

BOUFFE LA POUSSIERE, CHIEN MENTEUR !

C'était mercredi soir. Le programme à la télé n'avait pas été fameux. Theodore avait 56 ans. Margaret, sa femme, en avait 50. Ils étaient mariés depuis 20 ans et n'avaient pas d'enfants. Ted éteignit la lumière. Ils étaient allongés dans le noir.
« Eh bien, » dit Margy, « tu m'donnes pas un baiser pour m'endormir ? »
Ted soupira et, se tournant vers elle, lui fit un baiser rapide.
« T'appelles ça un baiser ? »
Ted ne répondit pas.
« Cette femme à la télé avait un petit air de Lilly, tu n'trouves pasa
« J'en sais rien. »
« Si, tu sais. »
« Ecoute, ne recommence pas à parler pour ne rien dire. »
« Toi, tu veux jamais discuter. T'es toujours muet comme une carpe. Maintenant dis-moi la vérité. Cette femme à la télé ressemblait bien à Lilly, pas vrai ? »
« D'accord. Il y avait une ressemblance. »
« Elle t'a fait penser à Lilly ? »
« Oh, Bon Dieu... »
« Te défile pas ! Réponds à ma question ! Est-ce que ça t'a fait penser à elle ? »
« Pendant une minute, oui... »
« T'étais content ? »
« Non. Ecoute, Marge, c'est un truc qui s'est passé il y cinq ans ! »
« Le temps ne fait rien à l'affaire. »
« Je t'ai déjà dit que je regrettais. »
« Regretter ! Tu sais ce que ça m'a fait à moi ? Imagine que j'en aie fait autant avec un type ? Qu'est-ce que tu dirais ? »
« J'en sais rien. Fais-le et comme ça je l'saurais. »
« Oh, maintenant, tu le prends à la légère ! C'est devenu une blague ! »
« Marge, nous avons déjà discuté de cette histoire des centaines de fois. »
« Quand tu faisais l'amour à Lilly, est-ce que tu l'embrassais comme tu m'as embrassé ce soir ? »
« Non, je ne pense pas... »
« Alors comment tu t'y prenais ? Comment ? »
« Bon Dieu, ferme-la ! »
« Comment ? »
« Bon, c'était autre chose. »
« Comment ça, autre chose ? »
« Euh, c'était nouveau. J'étais excité... »
Marge s'assit dans le lit et se mit à hurler. Puis elle s'arrêta net.
« Et quand tu m'embrasses, moi, ça ne t'excite pas, c'est ça ? »
« On est habitué l'un à l'autre. »
« Mais l'amour, c'est ça, vivre et vieillir ensemble. »
« D'accord. »
« " D'accord " ? Qu'est-ce que ça veut dire-- " d'accord " ? »
« Je veux dire, t'as raison. »
« Tu dis pas ce que tu penses. Tu veux pas me parler. T'as vécu avec moi toutes ces années. Est-ce que tu sais pourquoi ? »
« J'en suis pas certain. Les gens s'installent dans des trucs, comme leur travail, tout ça. Les gens s'installent. C'est comme ça. »
« Tu veux dire que vivre avec moi c'est un travail ? En ce moment, c'est un travail ? »
« Et c'est reparti pour un tour. »
« Voilà ! Tu recommences ! C'est une discussion sérieuse ! »
« Entendu. »
« Entendu ? Espèce de trou du cul dégueulasse ! T'es en train de t'endormir ! »
« Margy, qu'est-ce que tu veux que je fasse ? C'est arrivé il y a des années ! »
« Bien, je vais te dire ce que je veux que tu fasses ! Je veux que tu m'embrasses comme Lilly ! Je veux que tu me baises comme Lillya!a»
« J'peux pas faire ça... »
« Pourquoi. Parce que j't'excite pas autant que Lilly ? Parce que c'est pas quelque chose de nouveau ? »
« J'ai bien du mal à me rappeler de Lilly. »
« Tu dois bien t'en rappeler assez. Bon, je ne t'oblige pas à m'baiser ! Tu n'as qu'à seulement m'embrasser comme Lilly ! »
« Oh, Bon Dieu, Margy, s'il te plaît laisse tomber, j't'en prie ! »
« Je veux savoir pourquoi on a vécu toutes ces années ensemble ! Est-ce que j'ai gâché ma vie ? »
« C'est quelque chose qui arrive à tout le monde, presque tout le monde. »
« Quoi ? Gâcher sa vie ? »
« Oui, je pense. »
« Si tu pouvais seulement te rendre compte à quel point tu m'dégoûtes ! »
« Tu veux divorcer ? »
« Si je veux divorcer ? Oh, Mon Dieu, quel culot ! Tu as tout bousillé dans ma putain de vie et maintenant tu me demandes si je veux divorcer ! J'ai 50 ans ! Je t'ai donné ma vie ! Où est-ce que j'irais ? »
« Tu peux foutre le camp en enfer ! J'en ai marre de t'entendre. J'en ai marre, pouffiasse ! »
« Suppose que j'en aie fait autant avec un type ? »
« J'aurais bien voulu. J'aurais bien voulu que t'en aies eu envie ! »
Theodore avait fermé les yeux. Margaret sanglotait. Dehors un chien aboyait. Quelqu'un essayait de faire démarrer sa voiture. Il faisait 35° dans cette petite ville de l'Illinois. James Carter était le président des Etats-Unis.
Traduction Lucien Suel
NOTE : à voir ici un extrait du film de John Dullaghan sur Bukowski.

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posted by Lucien Suel at 07:31

4 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Chouette, une nouvelle de Bukowski.

09:09  
Anonymous Anonyme said...

Très beau texte, "Le Génie de la foule"...

22:09  
Blogger Lucien Suel said...

Je publierai dans les jours qui viennent un article montrant de quelle façon Bukowski a écrit cette nouvelle

09:02  
Anonymous Anonyme said...

Bonjour Lucien,

Tout à fait par hasard, nous tombons à l'instant sur vos trois blogs en recherchant sur Google le texte du " Génie de la foule " de Bukowski et la vidéo qui l'illustre.

Nous vous proposons de rester en contact. Nous avions déjà cette vidéo dans notre stock et nous comptons bientôt l'utiliser pour illustrer un dossier sur la société japonaise qui est encore en rédaction et que nous comptons publier dans les jours prochains.

Nous n'avons malheureusement pas le temps de visiter vos blogs à fond, mais ils nous ont paru fort intéressants à d'autres titres et nous les enregistrons dans nos favoris en nous promettant d'y revenir plus tard.

Le dossier avec la vidéo de Bukowski sera publié sur http://lejaponchezvous.blogspot.com

Bien cordialement à vous

Philippe Costa
Nobuko Matsumiya

16:18  

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