jeudi 31 octobre 2013

Reprises de positions - Tom Nisse (7/9)

La poésie est ensuite aussi la réserve naturelle de la parole, de l’espèce langage en péril. En effet, dans un contexte où les médias de masse, les discours politiques abrutis et dangereux, ainsi que la publicité ont le monopole du langage et tentent de le transformer en marchandise jetable parmi les autres, de le rendre inoffensif, il est à certains d’entre nous d’une nécessité limpide de tenter de participer à sauvegarder, ou dans le cas échéant de réhabiliter, d’un côté son potentiel de pensée critique et autonome, de l’autre sa part de virtuosité consistant à plonger dans le sublime. Qu’a-t-on à opposer aux médias de masse qui sont les véhicules des calomnies langagières politiciennes et des divertissements spectaculaires infantilisants qui exhortent la sclérose grandissante de la pensée de la foule ? Quant aux discours politiques, après dissection on ne peut que constater qu’ils sont dépourvus d’analyses véritables ainsi que de toute empathie, fondés sur des idéologies grabataires qu’ils tiennent à maintenir en vie à tout prix, et ce à tout prix fonctionne par l’écartement des vérités, par l’obscurantisme, par la manipulation falsificatrice du tangible, par la pratique et le montage du mensonge. A cette entreprise courante la poésie oppose sa capacité à trouver et à offrir des bribes de vérités, bribes coulées en œuvre d’art. Ces bribes de vérités sont ennemies intègres de tout dogme qui prétend détenir une quelconque vérité absolue. La vérité absolue n’existe pas, les vérités existent et sont changeantes parce que la réalité elle aussi est sans cesse mouvante. Autre particularité du discours politique est que, pour maintenir son cap, pour parvenir à ses fins égocentriques, il se fait lui-même façonneur de langage, de néologismes et d’expressions toutes faites ; avec des termes comme « discrimination positive » ou « frappes chirurgicales », il atteint des sommets acides de cynisme – et on constate que le langage répressif et militaire, truffé du zèle du langage managérial et couplé à des adoucissants ésotériques, se banalise un peu plus tous les jours. A cela la poésie oppose sa permanente agilité mutante qui est sémantiquement alerte de manière continuelle et détourne ou réutilise ces slogans officiels pour les épingler, les ridiculiser, dénoncer et anéantir. Aux imbécillités spectaculaires, de plus en plus appelées culture, la poésie oppose sa capacité à trouver et à offrir des voies de descente dans l’essence des sens, dans le sublime. Et puisque la sensibilité aussi se travaille, chacun pourrait, au fond de lui-même, s’y sentir là bien mieux que dans les vacarmes ambiants. Quant à la publicité, là aussi la poésie est antidote potentielle. Adrian Kasnitz, important poète et éditeur de Cologne, a très justement remarqué dans une conversation, que la publicité est, à son stade de vulgarité et de bêtise actuel, presque une aubaine pour la poésie. En effet, a-t-il poursuivi, un nombre croissant de quidams est, avec une dose de dégoût en croissance quasi équivalente, lassé de l’artillerie publicitaire et commence à chercher autre chose. La poésie, et en particulier parce que dans la majorité des cas poème elle est contenue dans une forme assez brève, est une réponse allègrement appropriée aux recherches de ces âmes fatiguées. Quant à la pratique de récupération, puis de transformation en marchandise, par le système dominant de tout ce qui pourrait lui être nuisible, le poème, tel que nous l’invoquons, lui échappera toujours. Notamment grâce à l’énergie de sa fragilité.

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posted by Lucien Suel at 08:34

5 Comments:

Blogger K said...

Cette série est passionnante.
Merci.

09:44  
Blogger Lucien Suel said...

Merci ami. Je transfère à Tom.

09:46  
Anonymous Christiane said...

« ...grâce à l'énergie de sa fragilité ».
Superbement dit! Je relis et je retiens pour longtemps.

Merci,
Christiane L.

19:02  
Anonymous GF said...

"divertissements spectaculaires infantilisants qui exhortent la sclérose grandissante de la pensée de la foule ?"

19:23  
Blogger Lucien Suel said...

@Christiane L. Merci. Je transmets à Tom.
@GF. Merci de votre visite au Silo, cher Gustave.
Pour écrire à Tom Nisse : nisse [at] collectifs [[point] net

09:45  

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