jeudi 24 octobre 2013

Reprises de positions - Tom Nisse (6/9)

Voilà que nous sommes arrivés à l’image. « Quant à l’image poétique, c’est toujours un transfert de sens » a confié Frederico Garcia Lorca. Captation d’abord, transfert ensuite. De l’œil à la bouche. De la bouche à l’oreille. Et de l’œil à la main. De la main à la bouche. De la main à l’œil. De l’œil à l’œil finalement. Réalité perçue, captée par les sens, happée le plus intégralement possible, morcelée en images poétiques composant le poème, qui lui ensuite, par la voix ou la page, est proposé à l’autre, avec le potentiel d’agir sur les sens de cet autre. En diffusant les sens de ses propos. Aujourd’hui, grâce aux précurseurs qui ont ouvert les brèches, toutes les images de la réalité, réalité agissante dans laquelle le poème agit, sont prenables pour constituer l’image poétique. Le papillon et le plasma. Le pylône et la veine. Le torse nu et l’autobus vide. La couleuvre et le gratte-ciel. La fonte des pôles et l’odeur des draps. Le soupir et le soupirail. Le missile et l’iris. L’écran et la fenêtre. Ce qui permet à l’allégorie de désormais être digitale ou encore de rester tributaire du vent. Et « ne l’entendez-vous pas, ainsi raillent des protocoles de miel » (Monika Rinck). Les images, brutes ou ciselées, peuvent dès lors continuer à être exprimées en aperçu ou en fresque, en affirmation du soi ou en fiction, en fragment ou en épopée, du moment que leur construction est peaufinée avec pertinence. Et c’est précisément ici où la rigueur artistique intervient et où l’ego et le nombrilisme sont priés d’abdiquer. Intervention de style donc. L’image poétique réussie est un écho décalé de la réalité dont elle provient. Pour qu’elle soit réussie, il importe d’abord que son matériau de base soit cerné. Ensuite pétri. Ensuite l’assemblage du verbe exige une prudente extase. Une rage détaillée. Une implication tranchée, comme une colonne vertébrale en feu. Feu maîtrisé. Dans l’image poétique chaque mot est de façon rhizomique au service de chaque mot. Chaque couleur de vocable au service de l’ombre et de la lumière de l’image. L’inouï sera plus efficace s’il est discret. La complexité de la structure de l’image opérera favorablement si elle se pare de simplicité. La métaphore, pour atteindre juste, devra être dosée, comme si elle tombait naturellement sous le sens, comme imperceptible au premier abord. L’analogie, avec le même objectif, devra être motivée par la finesse et l’attitude dépouillée. Le jeu de mot, lui, devra servir, dans le meilleur des cas, à accentuer le propos, parfois aussi à entrainer la joie et à souligner la musique. Effectuer ce travail de construction d’images poétiques présuppose-t-il de penchants ? De sensibilité, de talent ? Soyons juste assurés du fait que la sensibilité et le talent se travaillent aussi. Le travail de construction d’images poétiques, par nature, est vraisemblablement proche de celui de l’alchimiste. Les données de base, c’est-à-dire la réalité et le langage qui la désigne, sont là, elles sont ensuite transformées de sorte à ce qu’on obtienne une entité constituée de vers (libres ou traditionnels, selon la situation de l’envie de celui qui écrit ; et qui ne devra jamais oublier l’envergure de la responsabilité qui lui incombe, parce que le vers est l’origine de toute la littérature), entité qui elle transporte l’altérité potentiellement signifiante pour celui qui veut bien la recevoir. Hors de l’ordinaire asphyxiant, ouverte vers le merveilleux envisageable et vers le dépassement évolutif. Une recette peut être la ténacité. Plus on crée plus on créera. Et surtout, plus on crée juste, plus on créera juste. Une autre recette, bien que, et c’est à déplorer, bien trop rare, est l’échange. (D’où peut-être le besoin de théoriser un peu.) Dans le choix de l’assemblage des mots qui formeront l’image poétique intervient l’expérience, certes, mais comme nous avons à faire à des transferts agissants, vivants et spontanés, interviennent aussi, sur le moment même, l’intuition et l’instinct. Eux deux vecteurs de plaisir artistique. Intuition et instinct, donc automatisme, écriture automatique. Mais, cet automatisme ne mène à bon port que grâce au travail effectué en amont et n’exclut pas de retravailler en aval – retravailler selon les mêmes principes d’automatisme d’ailleurs. Quand je dis écriture automatique, je ne me considère cependant aucunement comme post-surréaliste. La poésie était déjà écriture automatique avant que les surréalistes ne codifient le processus. La poésie est donc aussi travail de taupe dans les strates de l’histoire de l’art. Je respecte et connais passablement bien l’apport poétique des surréalistes, je tiens les différentes avant-gardes en très haute estime et m’inspire d’elles ; je suis un fier héritier partiel du Sturm und Drang, du romantisme, de l’expressionnisme, de dada, du surréalisme, du Grand Jeu, de Cobra, de la beat generation, du punk, et également de certains foudroyants francs-tireurs individualistes qui n’ont jamais appartenu à aucune école, à aucun mouvement défini ; ainsi que de certains remarquables élans politiques, l’anarchisme individualiste et l’Internationale Situationniste par exemple. J’explore aussi, avec joie récurrente, avec admiration souvent, les multiples approches poétiques non-occidentales. Mais je m’érige systématiquement en devoir de digérer ces influences, ce « modèle de travail pour la post-avantgarde » comme écrit la poétesse berlinoise Ann Cotten, et d’en forger ma propre voix, résolument inscrite dans notre époque, ou extraite de notre époque, dont elle est l’incomplet scribe. A cela s’ajoute que je ressens dans ces sphères de références une fraternité qui est bien plus qu’affective, et qui me tient très particulièrement à cœur, celle envers le surréalisme belge, notamment parce que le groupe surréaliste belge est encore bien vivant (bien que souvent discret, c’est son choix) et qu’il poursuit ses activités avec le génie qui a été le sien depuis ses débuts. Les esprits de Nougé et de Mariën veillent bel et bien.
Ensuite, je me considère, je me veux, après beaucoup de travaux de débroussaillage et beaucoup d’expérimentations préalables, éloigné de l’hermétisme opaque et de l’effet pour l’effet. Une des résultantes de cette volonté d’éloignement aux démarches des pratiquants de l’ultra-conceptuel, qui exaspèrent souvent considérablement, est un certain regain de réalisme. Pas un réalisme descriptif ou naturaliste, mais réalisme parce que compagnon de poésie intrinsèquement mêlée à la réalité perçue et vécue. Lâchage de meutes de rats experts en dynamite dans les soubassements des tours d’ivoire. A côté ensuite de ce souci de poésie que je me permets d’appeler pure, il y a la possibilité mise en acte d’écrire, de pratiquer, de chérir la performance poétique, la poésie sonore, et aussi le cut-up, le détournement, les proses poétiques, la prose politique, ainsi que la prose de proximité. Certains d’entre nous, considérant le tout comme un tout, et ils n’ont certainement pas tort, injectent aussi leur poésie dans des nouvelles et des romans. Et là-dedans il y a maintenant aussi cette voie d’écriture poétique déjà évoquée plus haut, qui défie toutes les catégories littéraires admises, qui ne saurait être classifiée en genre, et qui est tellement libre qu’elle ne supporte pas qu’on l’aborde à tort et à travers.

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posted by Lucien Suel at 07:48