mercredi 18 décembre 2024

Les modestes économes

 Fanny Hugues vient de soutenir une thèse en sociologie à l'EHESS : Débrouilles rurales. Les modestes économes au prisme de l'ethnographie ethnocomptable de leurs espaces domestiques.

Elle a participé à un débat publié dans le n° 215 (décembre 2024) du journal « La Décroissance ».

Voici sa réponse à la question : La décroissance peut-elle être populaire ?

 Ma thèse porte sur les classes populaires rurales : j'ai enquêté dans plusieurs départements, auprès de personnes qui ont des modes de vie très économes, décroissants, même s'ils n'utilisent pas les mots de « décroissance », de « sobriété », de « frugalité ». Elles chauffent une seule pièce, avec du bois local, ont des petits habitats qu'elles ont parfois autoconstruits, se déplacent peu, réparent les objets, s'approvisionnent localement, ont un potager, bricolent, s'entraident avec tes voisins, font attention à leur consommation d'énergie, d'eau, prennent soin de la nature... J'ai qualifié de tels modes de vie de « débrouilles rurales », caractérisées par des revenus faibles et d'importantes pratiques de subsistance. Les modestes économes ont des manières de penser, d'être, d'agir qui sont souvent issues de leur enfance, marquées par des conditions matérielles restreintes, mais aussi par un sens moral. Ces personnes considèrent par exemple que c'est « mal » de jeter un objet qu'on peut faire durer, ou encore de  gaspiller des ressources  précieuses. Leurs comportements économiques peuvent être qualifiés d'ascétiques. Dans le sens où on achète le moins possible : parce qu'on n'a pas beau­coup d'argent, mais aussi parce qu'on préfère recourir à ses propres savoir-faire ou à ses relations d'entraide. Si je n'arrive pas à réparer ma vieille voitu­re, je demande à des amis, à mon voi­sinage, et je donne en échange. Ces sociabilités d'entraide s'entretiennent au quotidien, et ce sont ces relations et ces compétences en grande partie acquises depuis l'enfance qui font tenir ces modes de vie dans le temps. 

 Pendant le confinement, il y avait cette vogue des classes supérieures qui cherchaient à s'installer à la cam­pagne : elles ont l'argent pour acheter une maison clé en main, tout confort, font éventuellement un potager d'agré­ment ou du bricolage le dimanche après-midi... Les modes de vie popu­laires que j'étudie ne s'en tiennent pas à des « écogestes ». Les normes écologiques dominantes leur semblent d'ailleurs souvent hors-sol, coupées des réalités des « gens du coin », autoritaires et stigmatisant les classes populaires : en matière de chauffage, d'habitat, d'usage de la nature - quand des urbains voudraient laisser des espaces « sauvages » en niant les pratiques de subsistance de celles et ceux qui habitent sur place -, d'énergie - les terres agricoles béton­nées pour l'installation de parcs photovoltaïques par exemple - ou de mobilité. La voiture électrique leur paraît une distinction de « bobos », alors qu'eux n'ont pas l'argent pour s'en payer une, et préfèrent les voi­tures non électronisées plus facile­ment réparables. Les modestes éco­nomes soulignent que si on prend en compte tout le processus de produc­tion, avec les minerais et les tra­vailleurs exploités à l'autre bout du monde, ce type de locomotion n'est absolument pas écologique. 

Quand on parle de réinventer des pra­tiques sobres aujourd'hui, il faudrait déjà reconnaître qu'elles existent chez les classes populaires rurales, qu'il y a des enseignements à y puiser. La « débrouille », intrinsèquement, c'est le fait de bien s'en sortir. Avec tout ce que ça charrie de fierté et d'estime de soi. Celles et ceux que j'ai appelés les « modestes économes » n'aspirent pas à une ascension sociale, au modèle des classes moyennes : travail salarié, pavillon périurbain, accès à davantage de biens de consommation... « Ça me convient comme ça » : ils préfèrent reproduire leur mode de vie sans for­cément vouloir s'en émanciper, accep­tent des formes d'autonomie sous contrainte, s'en sortent avec peu de besoins et peu de dépenses, sans cher­cher à gagner plus d'argent, en faisant avec les ressources qu'ils trouvent sur place. Ces personnes, sans se dire « écolos », sans être militantes, incarnent une écologie en actes dans leur quotidien, une écologie qui passe par le faire plu­tôt que par le dire, sans se présenter comme des modèles mais en cher­chant toujours à mettre leurs pra­tiques en cohérence. 

Fanny Hugues


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posted by Lucien Suel at 13:13