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vendredi 17 décembre 2021

Venir au vent (XIX) par Laurent Margantin

 sites & horizons

L'intérieur des terres

 

(Vosges)

 

La route monte dans la lumière,

la lumière se perd dans la brume

 

plus haut, sur un autre versant,

la roche griffe les épaisses sapinières

 

sur le bord de la route la pierre noire ruisselle,

ouvre une arche béant sur le ciel et le peu de clarté :

un nom, un nom cassant

pour ce sommet sauvage et gris

Hohnek

nom un instant suspendu

au-dessus de tous les noms,

 

(Cucuruzzu, en Corse)

 

terre sombre, terre noire,

 

formant des escaliers naturels

les racines nous guident dans un dédale de branches,

 

ça et là des rocs humides,

 

(tout à l'heure, montant vers les pointes de Bavella,

nous avons dû rebrousser chemin,

la route et le sommet

restant perdus dans le brouillard,

et l'averse tombant sur nous

brusquement depuis les hauteurs)

 

blocs ovales couchés au milieu de la forêt,

figures d'un monde au silence concentré et ferme,

 

et plus loin, cette clairière, forteresse rocheuse

au-dessus des vallées vertes profondes,

un site à la fois chaotique et organisé,

humain et chtonien, centre inconnu du pays,

 

(Vosges)

 

champs labourés et noirs

 

au cœur de l'hiver, une troupe de corbeaux

se rassemble le soir venu sur la colline en face

 

emplissant le ciel déchiré le crépuscule rouge

 

plus bas, je me perds dans ce bois silencieux,

la lumière étouffée par les branches des sapins

 

marche lente et hésitante

dans cette galerie sombre,

 

les aiguilles sur le sol

noires, brunes, un peu mauves,

composant un alphabet indéchiffrable.

 

 

Inselberg

(Tùbingen)

 

 

Écrire Inselberg, sombre mont

peuplé d'ombres, comme ces tailleurs de pierre

 

nuages dérivant vers l'est, averse

 

cachés au milieu de la forêt

gargouilles sortant de terre,

et la route vers le cimetière, et

la beauté froide des arbres dépouillés (balafres)

(chercher inconsciemment les liens

entre les données brutes des lieux) (signes),

telles ces pierres tombales

 

autres stèles, des troncs coupés

 

entassées là au milieu des herbes, et

non loin de là les rebuts de pierre, de bois

(on cherche à lire noms et dates sur le marbre noir),

 

plus haut un sentier partant dans la forêt,

des pins effondrés, rompus par la tempête

(l'un cassé, l'autre penché

et soutenu par des branches),

amas de pierres noires cassées

(jetées? déjà travaillées?),

curieuse harmonie de vie et de mort,

 

- plus loin, plus bas, dans une cour (balafres),

un homme taille dans le bois

des géants aux têtes carrées et grotesques

un peu levées vers le ciel, qu'il peint ensuite,

derrière lui les troncs entassés, échoués,

 

- toutefois, reprendre la route en sens inverse,

racines, des formes se lient,

ce qui est gravé ou taillé parle ensemble

invisiblement (incises, déchets),

retrouve aussi la croissance des fibres,

détritus végétaux partout dans la forêt de février,

puissantes couleurs, lenteur inhérente aux gestes,

échanges de forces, fruits et graines séchées,

gravats, glace couvrant la route,

au-dessus le vol d'une buse et son cri,

ignorant le travail chtonien,

ici quelqu'un trace toujours, incise, casse, grave

(nombreuses balafres sur les troncs).

 

Laurent Margantin est un auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne (www.journalkafka.com). Dernière publication : Les Carnets du nouveau jour /3 (éditions Œuvres ouvertes)

 

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