"Plage de Berck" est un poème inédit écrit en 2022 d'après un tableau de Ludovic-Napoléon Lepic peint en 1877. Une première lecture de ce poème a été présentée le 25 novembre 2022 au Palais des Beaux-Arts de Lille, face au tableau.
J'ai donné une deuxième lecture publique de "Plage de Berck" le 22 mars 2024 dans la salle Georges-Conchon à Clermont-Ferrand à l'invitation de la 37ème Semaine de la Poésie. Ci-dessous, la vidéo de ma lecture (17 mn).
La Plage de Berck
vaste étendue de sable mêlé de coquillages - sur le rivage
un homme assis sur un pliant dessine le ciel qui
commence à s’assombrir
silence profond - quelques ronds concentriques troublent la surface des eaux -
les gouttes de pluie deviennent vite un déluge - l’artiste court -
trempé jusqu’aux os
des nuées d’orage roulent - masse sombre au-dessus du flot furieux -
le vent commence à siffler sous un ciel de plomb -
strié de noir
l’eau bouillonne entre les bancs de sable peuplés de phoques -
sur la plage - un reste de château-fort devient plus petit -
à chaque bourrasque
énormité des vagues - plumets d’écume blanche jaillissant de la jetée -
la pluie diminue - le temps s’éclaire - le vent reste violent -
tout est bouleversé
en surface - les vagues agitent les débris - galettes de goudron -
plaques de polystyrène - planches rabotées - sachets plastique - bidons - bouteilles vides -
foire aux détritus
ces épaves échoueront sur la plage ou rejoindront au cœur
de l’océan - le nouveau continent fondé sur un socle d'ordures
émergeant de l’eau
les créatures marines opéreront le tri sélectif dans les éléments
nutritifs - nouveaux maillons de la chaîne alimentaire - un recyclage écologique -
un développement durable
accompagnées par les cris des oiseaux marins - les âmes nomades
des noyés - venus du sud ou de l’orient - cheminent au-dessus
des vagues septentrionales
tout comme au commencement - l’esprit plane sur les eaux polluées -
le paradis occidental fantasmé demeure inabordable - qr code et cadenas-
au jardin d’Éden
***
Sylvia Plath prend des photos mouvantes - un jeu du soleil
avec les ombres - elle absorbe les images - enregistre le flux
splendide ou nostalgique
de ses visions - elle se sent paisible hors du cadre -
derrière son appareil photo - c’est elle qui définit le monde -
elle se déplace
pour capturer le rempart des bouchots plantés sur la grève -
sous le ciel de la côte d’opale - étonnantes formes enchevêtrées -
noires et moussues
seul mouvement - le sillage d’un bateau de pêche au loin -
sur la mer grise et calme - l’étrave la fend comme
une étoffe soyeuse
l’eau monte et baisse comme le soleil et les bateaux -
dans l'estuaire fangeux de l’Authie - odeur de fucus en putréfaction -
fourche à fumier
suivi par les goélands - un cheval traîne un tombereau d’algues -
un petit homme en cuissardes vertes avance dans une bâche -
flic flac floc
les vacances - foules de touristes agglutinés - en paquets - en grappes -
tous en même temps - dans les mêmes endroits - automobiles partout -
monde en folie
à l’automne - on en voit - pataugeant en bottes de caoutchouc -
dans la mer étale ou les champs boueux - glaneurs ramassant
crevettes ou patates -
***
Sylvia Plath aimerait se baigner - mais attention au courant d’arrachement -
danger - l’an passé - elle a bien failli se noyer - danger -
à marée descendante-
les avertissements étaient pour les autres - elle imaginait un bateau
la sauvant - mais elle sait que son corps n’aurait jamais
flotté jusqu’à Boston -
quelqu’un est mort - mort à voix basse - à marée basse -
quelques minutes de silence - dans ses poches détrempées - deux photos -
papa et maman -
sur le rivage - une silhouette féminine se découpe à contre-jour -
le peintre remballe son matériel - trois chiens trottinent en silence
sur le brise-lame
***
le capitaine d’aujourd’hui n’utilise ni sextant ni boule de cristal -
connexion au gps - au site de la météo marine - constellations
mises en ligne
l’avant du bateau poussé par les diesels monte et redescend -
traçant son sillon dans les creux entre les vagues déferlantes -
soc de charrue.
la flottille des bateaux de pêche progresse dans la brume -
silhouettes spectrales réduites à des éclats lumineux - intermittentes virgules vertes -
sur l’écran radar -
la longue caravane chaotique des icebergs détachés de la banquise
dérive vers la mer du nord - la manche - l’océan atlantique -
cubes de glace -
dans le bleu adorable - glacial et immaculé - la bise souffle -
une rafale soulève sable et débris de coquillages - elle crache -
crache au visage
la plage abandonnée s'allonge à l’infini - s’étire sous la nuée -
des phylactères de sable jaune filent parallèlement aux rouleaux d’écume -
paroles du vent -
sur la laisse de mer - chaque morceau de bois flotté -
branche - palette ou planchette - chevron ou bastaing - caisse ou cageot -
raconte une histoire -
l’ourse polaire étale sa couverture blanche sous la voie lactée -
un voilier longe la côte le skipper contemple les étoiles -
le baudrier d’Orion -
les nuages se transforment en fumerolles rosées dans l’eau stagnante
des bâches - taches virtuelles glissant les unes sur les autres -
Berck bathing beauties -
sur d’autres plages - on attend sans mot dire - les mains
nouées dans le dos - les canots pneumatiques arrivant le soir -
dans le noir -
***
Sylvia Plath ouvre grand la fenêtre pour sentir le vent
se glisser dans ses cheveux dénoués - caresse de l’air marin -
parfum de l’océan
long chemin vers la plage - la crique de sable blanc -
la mer - le sable sous ses pieds - son regard perdu -
dans l’éternité grise -
prendre le large - marcher entre les dunes - loin des regards -
dans sa robe blanche et bleue - immensité de la plage -
camaïeu de beige -
un troupeau de cumulus piaffe dans les flaques d’eau -
ralenti de cinéma - ombres et lumières passant sur les oyats -
bout du monde -
***
sur la digue - avec une craie du crétacé - les filles
ont soigneusement tracé une marelle blanche - terre ciel bois goudron -
les quatre éléments -
le palet - poussé du pied - traverse les cases - le vent
d’ouest fait claquer le linge sur la corde - les robes
à volants virevoltent -
les enfants s’égosillent - penchée en avant - et son déséquilibre compensé
en levant une jambe - petite Sylvia vise la septième case -
saute et saute -
bravo - la voie est libre - la porte dans les nuages
va s’ouvrir pour accueillir la fillette - just behind the rainbow -
paradis des mouettes -
demoiselle - au prochain palet - au prochain lancer - au prochain pas
chassé - saute - tu iras au ciel - passe passe petite passe
la dernière restera -
marelle effacée - numéros délayés dans la pluie - dans le temps -
Sylvia a grandi - épousé un poète à Londres - est revenue -
puis a disparu
le plaisant écho des souliers vernis résonant sur le macadam
de l’esplanade - a évolué en ondes minuscules - inaudibles - s’aplanissant - s’éloignant -
dans le temps -
***
ligne de bécasseaux parallèle à la côte - avançant et reculant -
un chien aboie dans leur direction - le bruit des vagues
est plus fort -
un cerf-volant jaune doré se reflète dans les yeux noirs
d’un garçon - cerf-volant planant entre moutons d’écume et merveilleux nuages -
blanc et blanc
marée basse - vers les rouleaux lointains - torse et pieds nus -
en short noir - le garçon court sur le sable compact -
crevassé de ripple-marks -
ses pieds claquent sur le sol dur - la brise effleure
ses épaules - il cisaille les flaques - soulevant des gerbes d’étincelles
luisantes et colorées -
le soleil couchant et un sourire angélique éclairent son visage -
il accélère en approchant la mer - y pénètre en levant
haut les genoux -
cœur cognant - le garçon tombe sur le ventre - mains levées -
il brasse l’eau - puis se retourne - la mer le berce -
la mer l’apaise -
***
promenade - de Berck à Merlimont et retour par la plage -
l’artiste a loué une chambre à l’hôtel Bellevue sur l’esplanade -
phoques à l’horizon -
Sylvia Plath caressait l’idée de s'embarquer pour la pêche - mais
sans autorisation du préfet maritime - aucun capitaine n’a voulu d’elle -
femme - poète – déprimée -
crabe mort dans une coque - noyés ensemble - appel de détresse -
s.o.s - fosse commune - fosse sous-marine - oceano nox - le soleil disparaît -
lui aussi – englouti -
tout comme Vénus - la pluie naît de la mer - tombe
sur la terre - s’infiltre en elle - pour rejaillir en source -
et tout recommence -
Lucien Suel
La Tiremande, octobre 2022
ça c'est du cadeau
RépondreSupprimerMerci pour le tout
Je t'en prie ! Amitiés.
RépondreSupprimerLS