vendredi 7 mai 2021

CYCLE DE MITLA (IV) par Laurent Margantin

Harmonie de Taxco

 

Relation

Regardez cette pierre, commença Ignacio,

ville à flanc de montagne,
ville à gravir

en ce jour d'hiver
(le lumineux hiver mexicain !)

après les chaudes journées
passées à Cuernavaca
(promenades à l'ombre des manguiers
dans le splendide jardin Borda)

lorsqu'on arrive à Taxco
on ne voit que ces rues à gravir
avec encore dans la tête
l'ocre et l'orange de la sierra

de la gare routière,
des Coccinelles vertes ne cessent de partir
en faisant vrombir leurs vieux moteurs,
à l'assaut de la longue pente
(hormis le va-et-vient de ces bolides,
la ville est calme)

José de la Borda,
originaire des Pyrénées,
qui vint ici bâtir l'église Santa Prisca

femmes indiennes assises sur la chaussée
vendant des Christ en bois noir

tout se mêle lors de la montée
de la calle de Juan Ruiz de Alarcon
où un officier de la policia turistica
devant la Casa Humboldt
nous donne quelques renseignements
sur le passage du savant dans la région

(en vérité il n'aurait passé ici qu'une nuit)

femmes indiennes assises sur la chaussée
silencieuses, quelques gamins chahutant devant elles

l'ocre et l'orange de la sierra

Christ noirs posés sur le sol
crucifiés à l'horizontale

la voix d'Ignacio
qui au retour nous dit
tenant un morceau de quartz dans la main :

la formation d'un cristal
dépend d'un certain jeu d'atomes

à Real de Minas, devant la paroi rocheuse,
un homme nous explique doctement :

des six mines de la ville,
on a extrait ces blocs d'améthyste,
de pyrite, d'obsidienne
et de quartz                                   

(lumière des lampes qui fait briller les minéraux)

la culture minière remonte au XVIe siècle, à l'époque de Cortès, en quelques décennies Taxco devint un des centres miniers les plus importants de la Nouvelle-Espagne

il suffit de descendre un escalier
et l'on se retrouve dans une venelle
pleine d'une population affairée
autour de fruits et légumes surprenants

l'obsidienne serait pareille
à l'opacité de l'esprit
et je vois dans le quartz une blancheur
rappelant la clarté poétique

selon les combinaisons et les charges électriques de chaque atome un équilibre peut être atteint

ou encore

toute formation minérale
dépend d'un certain agencement d'atomes
plus ou moins chargés d'électricité
et quand l'équilibre se fait
alors apparaît le minéral

le minéral qui serait en quelque sorte
comme un ciel totalement statique
comme l'eau des fleuves arrêtée
comme une écriture figée

abolition du temps
donc du réel

comme cette église Santa Prisca
que vint bâtir Borda
et dont je regarde à l'intérieur
les lourds ornements baroques

(période encore minérale de l'art?)

dehors sur la place
à l'entrée d'un restaurant
il est écrit « Ici on parle alsacien »

on vient de loin jusqu'à Taxco
pour bâtir qui une église
qui un restaurant

et malgré tout il semble
que toujours l'esprit se dirige
vers le statique, le sol ferme
sur lequel tenir debout

art et religion
art ou religion

alors apparaît le minéral
comme ce quartz dont les cristaux
à la structure hexagonale
sont le résultat d'une suite de combinaisons
invariables et répertoriées

lumière des maisons
comme les marches d'un escalier
orange et jaunes
puis prenant peu à peu
la couleur ocre de la terre environnante

d'une direction à l'autre
du couchant au levant
les couleurs s'échangent et se mêlent
celles des visages brunis
et des fruits inconnus,
celles des pierres des églises
et des terrasses fleuries

les formes se dessinent malgré tout
dans ce mélange progressif des couleurs

l'architecture de la ville
épouse peu à peu le chaos de la terre

crépuscule où commence le jour
crépuscule où surgit la vérité du jour

le plus ou moins d'énergie se combine
et l'équilibre se fait
le cristal est le résultat d'une neutralisation des forces
— un corps mort

un corps mort
qui ne ressemble en rien
à ce paysage, à ces métamorphoses
séculaires et quotidiennes

les constructions humaines restant
toujours plongées dans les harmoniques terrestres
de l'immense sierra autour de Taxco.

 

Laurent Margantin est un auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne (www.journalkafka.com). Dernière publication : Les Carnets du nouveau jour (www.laurentmargantin.com

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posted by Lucien Suel at 07:26