mercredi 8 avril 2020

Christophe Tarkos, récit d'Arnaud Viviant


Christophe Tarkos
Le voyant allumé
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Mort en 2004 à 41 ans, l’auteur du Petit Bidon et du Bonhomme de merde a dynamité l’écriture d’avant-garde, entre trivialité et lyrisme : ses textes font l’objet d’une anthologie.
Récit polyphonique d’une explosion encore mystérieuse.

Par Arnaud Viviant


Nous sommes en 1998, à la galerie Lara Vincy, à Paris. Un jeune homme d’une trentaine d’années, aux yeux bleu délavé, très enfoncés dans leurs orbites, tristes et lointains, se met à parler : « Alors voilà… j’ai rencontré… une personne… qui est un homme de merde… il est tout à fait de merde… il me regarde avec ses yeux de merde… des yeux un peu marron… parce que l’eau de ses yeux de merde… c’est de l’eau marron… de merde… » On rit un peu dans l’assistance, mais de façon incertaine. Vêtu d’un caban bleu, d’une chemise grise comme un type qui passerait dans le coin, l’homme continue de sa voix à l’accent marseillais chantant mais quelque peu tenu en laisse : « Et quand il parle, il ouvre sa bouche… et je vois sa langue qui est une longue langue de merde… » Les mâchoires de l’homme de passage, avec son regard tourné vers l’intérieur, vers la face sombre du langage, sa face merdique peut-être, se tendent parfois pour mieux projeter un mot. « Il avait, j’en suis sûr, une cervelle de merde… mais une merde serrée avec des sillons et des rigoles dessus… » Comme à un signal un peu secret, quelques personnes rigolent. Poète, performeur, Christophe Tarkos est décédé trop jeune, à 41 ans, d’une tumeur au cerveau en 2004. On a calculé que la poésie lui avait rapporté à peu près 254 euros par mois. Ou par an.
« C’est marrant, à sa mort j’ai pensé qu’il deviendrait brutalement célèbre », m’écrit Nathalie Quintane. L’écrivaine vient de préfacer Le Petit Bidon et autres textes, une première anthologie en poche des écrits les plus exemplaires de la fabrique Tarkos, lui qui se disait « fabricant de poèmes ». Célèbre, il ne l’est sans doute pas encore. Mais mythique, oui, déjà. Son passage éclair dans la poésie de la fin du siècle dernier, ce qu’on a pu appeler « la génération 1990 » ou encore « la post-poésie », n’est en effet pas sans évoquer, mutatis mutandis, celui d’Arthur Rimbaud à la fin du siècle précédent. Mais un Rimbaud de la poésie orale (au risque d’évacuer la forme écrite de ses poèmes), de ce que les Américains appellent le talk et qu’il nommait, lui, la « pâte-mot », qu’il écrivait plus directement « patmo ». Un Rimbaud dont on pourrait aujourd’hui regarder les performances sur YouTube et qui aurait pris le visage d’un Fernand Raynaud aux semelles de vent, comme le raconte son ami Lucien Suel : « Chaque fois, il me surprenait par sa capacité à improviser, notamment quand il “jouait” sa pièce Le Petit Bidon, avec une diction lente, appliquée, comme s’il mastiquait les mots, le visage sérieux, à la Buster Keaton, insensible aux rires du public. J’avais remarqué son attitude devant l’appareil-photo, comme s’il se figeait instantanément, fixant l’objectif sans le moindre sourire, avec quasiment un air farouche. J’avais l’impression qu’il voulait maîtriser au maximum son image. »

Bien qu’il eût été tout le contraire d’un poète pour poètes, ses pairs n’y vont pas avec le dos de la cuiller quand on leur demande ce que Tarkos a apporté à la poésie française. « Un coup de fusil, répond Jean-Michel Espitallier. Il a fait dérailler les écritures dites d’avant-garde qui à l’époque piétinaient un peu dans le legs du XXe siècle (futurisme, dada, concrétisme, etc.). Il les a poussées ailleurs, du côté de Gertrude Stein peut-être, et des écritures brutes, en travaillant une espèce de naïveté, un jeu sur les tautologies, en s’enracinant dans la langue française, sans le désir, le fantasme d’une belle langue française. » Charles Pennequin abonde dans ce sens : « Tarkos a resimplifié la poésie dans une période à cheval entre les modernes et les postmodernes, la poésie avant-gardiste et la poésie blanche. Pour moi c’est un descendant de Nijinski comme de Charles Péguy, quelqu’un qui a su lire Beckett avec Robert Filliou. » Philippe Castellin, qui a lui aussi connu Christophe Tarkos, surenchérit : « Il a inscrit la poésie dans le territoire de la parole. Pas du “bien parler”, mais de la parole telle qu’elle se parle, dans un bar, telle qu’elle se met en boucle dans la bouche d’un ivrogne ou d’un malade mental. De la parole qui se cherche. Pas de la parole recherchée. » Et Nathalie Quintane conclut : « Il a sonné la fin de la récré – fini la restauration lyrique des années 1980, la poésie printanière, la poésie d’office scolarisable. Il a donc été abondamment trahi depuis sa mort, et même avant, car c’est un poète français, et qu’il est important pour la France que ses poètes soient scolarisables, printaniers, confessionnels et lyriques. »
Ce qui redouble cet effet Rimbaud, c’est l’absence presque totale – et volontaire – de biographie du personnage qui, pour commencer, ne s’appelait pas Tarkos. « Nathalie me disait que sur sa boîte aux lettres il y avait plein de pseudonymes indiqués, dont celui de Christophe Tarkos », raconte Charles Pennequin. Tout le monde s’accorde quand même sur le fait qu’il soit né à Marseille (quoique certains disent Martigues) le 15 septembre 1963. Jean-Michel Espitallier ajoute une précision importante : il serait d’origine maltaise. Parmi les poètes, Nathalie Quintane semble être la première à l’avoir rencontré, en 1987, à Dunkerque, sous un autre nom. D’après Lucien Suel, il était muni d’un Capes de lettres ou de documentation mais n’était pas fait pour servir dans l’Éducation nationale. « Je sais qu’il a travaillé un moment dans une cabine de péage d’autoroute, qu’il a été aussi gardien d’une salle à la bibliothèque Mitterrand. Il s’y occupait parfois à faire lire ses textes à voix haute par une machine-robot installée à destination des malvoyants. Il m’a envoyé quelques cassettes de ces lectures, et, curieusement, la voix ressemblait à la sienne avec un léger accent marseillais. »
En 1990, Tarkos s’installe à Paris. Il est gardien de nuit dans une usine. C’est aussi à cette époque qu’il se convertit au judaïsme avant d’épouser Valérie Bendavid, avec laquelle il aura un fils, Micha. Le poète Bernard Heidsieck est le témoin de Christophe à son mariage et rassure les beaux-parents : « Ne vous inquiétez pas, votre gendre est un génie. » Durant ces années 1990, les revues de poésie pullulent. Tarkos en fondera deux : en 1992, RR avec Nathalie Quintane et Stéphane Bérard. Puis Poèzie Prolétèr avec la poétesse Katalin Molnár, qui l’entraîne vers l’oralité. Pennequin : « Ses positions dans Poézie Prolétèr étaient importantes. Il fallait réaliser la poésie à ras du sol, la poésie qui va avec son caddie à Lidl. Ce qu’il a fait, c’est rendre la poésie prolétaire dans l’actuel des vies. Pas une poésie qui ne touche pas terre, pas une poésie fausse avec un langage qui ne concerne que les poètes, même s’il y a chez lui des élans mystiques indéniables. Quand on a fait la revue Facial, il me disait : ce qui est bien avec Facial, c’est qu’on peut lire “facile”. »

Les dernières années sont douloureuses. Charles Pennequin : « Je l’ai vu plusieurs fois après son opération, notamment à Sainte-Anne, où il me soutient mordicus qu’il a deux frères clowns qu’il faut prévenir instamment car ils risquent de partir avec leur cirque, je lui promets de le faire. J’ai écrit un texte sur cette rencontre. » Jean-Michel Espitallier : « La dernière fois que je l’ai vu, c’était à La Pitié, où il avait été hospitalisé. C’était très triste, très violent, très chaotique, il avait perdu la vue à cause de sa tumeur qui coinçait son nerf optique. Son jeune fils était tombé dans la chambre, il pleurait, Christophe lui parlait en regardant dans le vide, bref, c’était vraiment dur. Je l’ai revu lors de sa dernière lecture publique (je crois), au Centre Pompidou, en 2000 ou 2001. Il était assis devant son micro, aveugle, c’était aussi très dur à vivre, mais d’une beauté, d’une puissance assez particulière. » Une scène que nous raconte aussi Philippe Castellin : « Christophe avait été opéré auparavant et il était désormais incapable de “lire”. Il me semble qu’il était secondé par Valérie Tarkos et pour finir il s’est borné à compter jusqu’à dix, d’une voix lente ; je ne sais pas si les spectateurs, qui n’étaient pas nécessairement au courant de son état, ont compris ce que cela signifiait, je sais par contre que j’ai été bouleversé. » Tarkos décède le 30 novembre 2004. Le 3 décembre, il est enterré au cimetière du Montparnasse. Allez le saluer si vous passez.

Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire
"Le Train" par Christophe Tarkos

Le Petit Bidon et autres textes,
Christophe Tarkos,
éd. P.O.L, « #formatpoche », 224 p., 9,50 €.

 

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posted by Lucien Suel at 17:35

1 Comments:

Anonymous chicon said...

6 mots : « Allez le saluer si vous passez.»

19:53  

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