lundi 7 août 2006

Sur la piste d'Arthur Cravan

Mon ami Johan Everaers est en ce moment à Terre-Neuve à la recherche d'informations sur Arthur Cravan. Pour compléter l'article paru ces jours-ci dans le Western Star, voici le début d'un dossier rédigé par Johan dans lequel il raconte en quelles circonstances il a pu mettre la main sur des lettres d'Arthur Cravan. Ce dossier a été publié dans le numéro de juin de la revue Action Poétique (n° 184).
Voici le début de l'article de Johan Everaers avec deux des cinq lettres de Cravan :

Brocante saucisse
‘t Is niet waar. Une de ces brocantes tristes organisées dans le but de divertir les estivants qui s’ennuient dans une de ces stations balnéaires carrément plus tristes encore. Bien loin de ce qu’elles étaient avant, la Parisienne d’à coté les dénonçait comme “brocantes saucisses”. Sur la Grand-Place dans mon bien aimé village d’Audresselles, étalés sur une couverture et protégés contre la pluie sous un morceau de plastique, gisaient quelques petits lots de papiers depuis longtemps ficelés, des psautiers poussiéreux et une édition de poche de « Pêcheur d’Islande », qui par cette image drôle avait tiré mon attention. La femme assise dans sa voiture, tout en vidant un petit pot de yaourt, baissa la vitre de sa portière et tâcha de trouver un acheteur pour ses bibelots en me disant que pour vingt euros, je serai le nouveau propriétaire du lot de papiers, les livres inclus.
“Je meent het”.
Arrivé chez moi, j’eus un vague sourire en regardant la couverture du bouquin de Pierre Loti et je coupai les ficelles cinquantenaires de mon paquet surprise. Dans du papier kraft, quelques feuilles, des cartes postales, quelques magazines noir et blanc et une vingtaine de lettres écrites à la main. Sur presque toutes les lettres: Terre-Neuve, 1917. Je reconnus « MAINTENANT », le magazine littéraire qu’avait produit Arthur Cravan en six éditions différentes entre 1912 et 1915 et qu’il vendait dans les rues de la capitale française. Mais tenais-je dans mes propres mains les lettres que Cravan, déserteur et à la fuite dans l’Amérique du Nord, avait écrites à sa femme Renée à Paris ? Les lettres que Blaise Cendrars prétendait avoir vendues en 1936 à Matarasso dans la rue Bonaparte ! Niet te geloven ! Incroyable !

North Sidney, le seize septembre 1917
Ma chère Renée,
Enfin une petite carte de toi. Si tu avais indiqué “General Delivery” je l’aurais reçue bien plus tôt. Je suis content d’apprendre que tu vas bien. Moi aussi je vais bien, mais c’est tout le contraire en ce qui concerne l’ami Frost. Il tousse constamment ; par conséquent, il dort mal et à cause de sa condition physique aggravée, notre voyage se déroule moins bien. Il risque de m’embêter. Dans deux jours, nous pourrons prendre le ferry pour Terre-Neuve et là, nous nous sentirons moins pourchassés. Hier, tout à fait au nord de la Nouvelle-Ecosse, j’ai vu sur le Golfe du Saint-Laurent, un coucher de soleil que je n’oublierai jamais de ma vie. J’ai pensé au “Rayon Vert” de Jules Verne. Ce rayon magique ne m’aura pourtant pas avancé beaucoup. Comment regarder dans l’âme de ton amante quand tu es séparé d’elle par un océan ! Je t’ai [ quelques lignes ont été arrachées ici ] de cette maudite guerre. Envoie ton courrier à Marie Lowitska, General Delivery, Battle Harbour, Labrador.

Ton Arthur

En fuite devant la guerre, Cravan se déplaçait en stop, déguisé en militaire, et on sait depuis longtemps que sur une partie de son voyage, il voyageait en vêtements de femme. Durant sa vie, Cravan s’est servi d’au moins dix pseudonymes dont un nom de femme. Le fait que Renée devait envoyer ses lettres à Marie Lowitska indique que de nouveau un morceau de la devinette sur le séjour de Cravan à Terre-Neuve est résolu.

Terre-Neuve, Corner Brook, le 25 septembre 1917

Ma grande fille,


Vite un petit mot de cette ville. Le voyage par le ferry s’est bien passé. Ici il me faut faire bien attention et j’ai peu de bonnes nouvelles. Arthur Burnett Frost junior se porte mal et a été hospitalisé ici à l’hôpital de Corner Brook. Je crains le pire et c’est avec regret que j’ai dû l’abandonner. Rester avec lui serait prendre trop de risques. Je fais vraiment tout pour être fidèle à ma devise. MOI ON NE ME FAIT PAS MARCHER. Maintenant que je ne suis plus avec mon ami fortuné, c’est vraiment à moi de me débrouiller seul. Dans cette enveloppe tu trouveras quelques croquis faits par Frost pendant notre voyage vers Port-aux-Basques. Ils sont bien faits et tu feras bien de les conserver soigneusement. N’oublie pas que Frost avait déjà une réputation d’artiste-peintre lors de son séjour à Paris. Je connais assez bien son père A.B. Frost Senior, l’illustrateur. Sans aucun doute Terre-Neuve sera le terminus pour Arthur B et ce sera un coup dur pour Arthur B. Senior.
Entre temps, j’ai réussi à me loger et j’ai trouvé un boulot dans une ferme isolée près de Curling, un village voisin. Les gens sont très aimables. Je suis entré en contact avec eux par une petite annonce dans le journal local, « The Western Star ». La fille de la famille cherchait quelqu’un pour travailler avec elle. Le Labrador est encore loin car je préfère ne pas dépenser l’argent qui serait nécessaire pour le ferry. Je songe aux possibilités d’atteindre St. John’s. Dans un café local, j’ai rencontré une personne originaire de Bonavista. C’est un pêcheur et il pense avoir du travail pour moi. Ce n’est pas vraiment du travail que je cherche, mais pour le moment il n’y a pas d’autre solution. Envoie ton courrier à partir de maintenant à Robert Miradecque, General Delivery, Port Union, New Foundland.

posted by Lucien Suel at 13:25